L’île dans le jeu vidéo : plus qu’un petit bout de terre, une liberté retrouvée
L’île dans le jeu vidéo : plus qu’un petit bout de terre, une liberté retrouvée
Par Corentin Lamy
De « Pirates ! » à « Assassin’s Creed Odyssey », l’île s’est imposée comme un élément central de la grammaire du jeu vidéo, jusqu’à en devenir sa métaphore parfaite.
On beaucoup lu qu’Assassin’s Creed Odyssey, sorti le 5 octobre sur PC, PlayStation 4 et Xbox One, était un décalque du précédent épisode, Assassin’s Creed Origins (2017), dans lequel les pyramides égyptiennes auraient été remplacées par des îles grecques. Comme si c’était un détail.
Pourtant, il n’y a pas grand-chose de plus fascinant, dans le monde du jeu vidéo, que le motif de l’île, dans lequel se niche la promesse d’un nouveau départ, pour le joueur comme pour une série de jeux. Les exemples hantent les scénarios des productions vidéoludiques depuis des dizaines d’années.
Tout est à refaire
Quand il atterrit sur Angel Island Zone au début de Sonic the Hedgehog 3 (1994), le hérisson bleu est alors un super-guerrier volant, virtuellement invincible, qui vient de vaincre son ennemi juré Robotnik à bord d’un gros œuf spatial. C’était la fin de Sonic the Hedgehog 2, sorti en 1992.
L’espace d’un instant, l’atterrissage sur les rivages paradisiaques d’Angel Island semble être une récompense. Hélas pour Sonic, ce sera tout l’inverse. Nouvelle île, nouveau lieu, et nouvel ennemi : à peine le pied posé sur le sable, voilà que Sonic se fait dépouiller par le redoutable Knuckles, son ennemi, qui le prive des émeraudes du chaos, et donc de ses pouvoirs. Tout est à refaire.
Le prétexte d’une île, sur laquelle arrive un héros qui se retrouve dépouillé de son passé et doit reconstruire son identité et sa force (et emmener le joueur, pour l’occasion, dans une nouvelle aventure) est un atout scénaristique majeur. C’est un peu la même chose qui attend le personnage principal de The Elder Scrolls III : Morrowind (2002), qui doit refaire sa vie sur une île pénitenciaire.
Ou encore celui de The Legend of Zelda : Link’s Awakening (1993) : qui pourrait encore s’opposer à Link, alors qu’il vient de sauver Hyrule et sa princesse à l’issue de l’épisode précédent du jeu, A Link to the Past (1991) ? Rien, à part peut-être les éléments. C’est d’ailleurs une tempête qui aura raison de son embarcation. Echoué sur l’île de Cocolint, il a perdu son arc, ses bombes, son grappin, son épée.
Legend of Zelda Links Awakening (GBC) Intro
Durée : 01:26
Un jeu dans le jeu
Un nouveau départ qui n’est pas que symbolique. Cette île est aussi un prétexte pour les développeurs à proposer un nouveau terrain de jeu, une page vierge, loin du royaume d’Hyrule, exploré dans tous les sens (et toutes les dimensions) dans les Zelda précédents.
L’idée de l’île comme une promesse de tous les possibles se retrouve d’ailleurs aussi dans le dernier Zelda en date, Breath of the Wild (2017). A n’importe quel moment de l’aventure, le joueur peut ainsi s’aventurer sur une île perdue dans le sud-est de la carte. La très mal nommée Finalis est en fait, pour notre néo-Robinson, l’île du nouveau départ.
C’est un jeu dans le jeu, dans lequel les règles de Breath of the Wild n’ont plus cours. A son arrivée, le joueur se fait confisquer tout ce qu’il a gagné jusque-là : ne lui reste plus alors que ce qu’il a appris. En slip, armé d’un bâton, Link et le joueur doivent se débrouiller avec ce qu’ils trouvent sur place (une noix de coco, un feu de camp, l’arme d’un ennemi) pour vaincre un ogre et triompher d’une épreuve redoutable.
Mais finalement, qui d’autre mieux que Yoshi’s Island (1995) fait de l’île l’outil de la renaissance ? Sur l’île de Yoshi, Mario, le superhéros moustachu et sautillant, redevient littéralement un bébé perdu et impotent. Revenu à sa prime enfance, Mario s’en remet à son dinosaure, que le joueur va contrôler : prétexte à une suite (le jeu est bien sûr titré Super Mario World 2) qui délaisse tous les codes de la série pour inventer son propre modèle.
Yoshi's Island (Opening)
Durée : 03:49
Cadeau inattendu
L’île de Yoshi’s Island, c’est aussi le monde perdu d’Arthur Conan Doyle : un monde à l’écart du monde, un lieu secret, qui existe loin du regard des hommes. Souvent, dans le jeu vidéo, on retrouve cette notion de cadeau inattendu, caché loin des yeux et de la progression logique au sein d’un univers virtuel. Comme un aventurier, il arrive de tomber sur une île un peu par hasard, ou en suivant une solution trouvée sur l’encyclopédie des trucs et astuces des jeux vidéo (l’ancêtre de jeuxvideo.com).
Telle l’île de ToeJam & Earl (1991), cachée dans un recoin du premier niveau. Problème : elle est inaccessible sans l’équipement approprié. Non seulement il faut donc connaître son existence, mais aussi avoir la patience de rebrousser chemin, plus tard dans l’aventure, une fois trouvée une bouée. La récompense vaut le coup. C’est un passage vers le niveau 0 qui attend le joueur, avec vie supplémentaire, limonade fraîche, et séance de jacuzzi.
On pense aussi à l’île Ronde de Final Fantasy VII (1997), cachée au nord-est de la carte du monde. Banale de prime abord, cette île recèle une cave où le joueur trouvera la magie la plus puissante du jeu.
Prétexte à la découverte
D’autres studios de jeux vidéo ont fait de cette mécanique de découvertes le cœur-même de leurs titres. On pense ici au jeu de rôle/gestion Sid Meier’s Pirates (1987), au jeu d’exploration Sunless Sea (2015) ou au jeu de survie Raft (2018), ou même, plus inattendu, aux jeux d’action ou de plate-forme comme Dreams to Reality (1997) ou même Super Mario Galaxy (2007), deux jeux dont les minuscules planètes ne sont au final que des îlots volants.
Zelda, encore lui, dans son épisode Wind Waker (2002), en est un des meilleurs exemples. Itération essentiellement aquatique, Wind Waker propose d’embarquer pour un archipel de petites îles. Certaines, les plus importantes, sont autant d’étapes dans sa quête. Mais entre deux passages obligés, chaque promenade sur l’eau devient un prétexte à la découverte. On flâne, on s’arrête sur ces îles minuscules et, à chaque fois, on est surpris par un environnement nouveau.
Deux îles ne se ressemblent jamais : chacune réserve une énigme, une rencontre unique. C’est l’anti Sea of Thieves (2018), autre jeu d’îles dans lequel tout se ressemble toujours un peu, et où les îlots ne sont guère que des arènes sans âmes.
The Legend of Zelda: The Wind Waker - Intro
Durée : 01:13
Univers bien circonscrits
Il y a les jeux d’îles, et puis il y a les îles-jeux. Myst par exemple, dès 1993, et sa suite spirituelle, The Witness (2016), sont de petits univers bien circonscrits, de minimondes qui obéissent à leurs propres règles.
Dans les deux titres, le joueur est un Candide un peu bêta, confronté à des énigmes à la logique au départ totalement absconse, logique qu’il va peu à peu comprendre, puis s’approprier. L’île de jeu vidéo devient alors labyrinthe pour souris de laboratoire ludique, aimable prison dans les barreaux sont de virtuelles plages sablonneuses.
Il existe des îles prisons moins aimables, des îles forteresses comme l’île de la citadelle dans Little Big Adventure (1994), Shadow Moses Island dans Metal Gear Solid (1998), ou Liberty Island dans Deus Ex (2000). Les îles de Myst et de The Witness n’ont rien à voir avec ces anti-îles oppressantes : elles sont synonymes non pas d’enfermement, mais de liberté retrouvée – celle de réfléchir, de comprendre, de s’amuser.
The Witness - Trailer
Durée : 01:19
D’ailleurs, le jeu vidéo, en tant que produit culturel, n’est-il pas, lui aussi, une île ? Comme la plupart des films de cinéma ou de livres de fiction, chaque jeu vidéo est en réalité un petit monde fermé, qui répond à ses propres règles, à sa propre logique, à sa propre mythologie. Un isolat, un lieu autonome, un environnement régulièrement hostile dans lequel tout est prétexte à menace et à défi, mais aussi, à sa façon, un endroit paradisiaque dans lequel se retirer, souffler, couper, pendant quelques heures. Un bulle de virtualité sur l’océan de la réalité.