« Toulouse-Dakar à bord d’un Broussard, c’est le rêve d’une vie »
« Toulouse-Dakar à bord d’un Broussard, c’est le rêve d’une vie »
Par Pierre Lepidi (Toulouse et Perpignan, envoyé spécial)
Dans le sillage de l’Aéropostale (1/8). La première étape du raid Latécoère relie la Ville rose à Perpignan. Une soixantaine d’avions, dont quatre vieux modèles, ont pris le départ.
Un Broussard survole les côtes de la Méditérranée près de Gruissan, lors du raid Latécoère-Aéropostale, le 27 septembre 2018. / Pierre Lepidi
Il ne reste plus qu’une petite portion de la piste légendaire de Montaudran, au sud-est de Toulouse, d’où décollaient Jean Mermoz et Antoine de Saint-Exupéry, direction l’Afrique. Juste un peu de bitume envahi de mauvaises herbes entre les immeubles. Depuis 2007, le raid Latécoère-Aéropostale, dans lequel Le Monde Afrique a embarqué, décolle de l’aérodrome de Francazal, au sud-ouest de la Ville rose.
Sur le tarmac où s’aligne une soixantaine d’aéronefs, quatre d’entre eux retiennent l’attention. Ce sont des Broussard, des avions de liaison et d’observation qui datent des années 1960. Avec leur moteur en étoile et leurs ailes haubanées entièrement métalliques, ils suscitent l’admiration de tous les participants, parmi lesquels on trouve des patrons de PME, des étudiants, un ancien homme politique, des logisticiens… « Il y a 100 % de passionnés d’aviation, assure Annie Lasséchère, ambulancière à Limoges. Aller jusqu’à Dakar à bord d’un Broussard représente pour moi le rêve d’une vie. J’ai accepté tous les sacrifices pour pouvoir me l’offrir. »
Il fait un soleil printanier. Vers 14 heures, les quatre Broussard s’alignent sur la piste, prêts à prendre leur envol face au vent. « Décollage autorisé, annonce la tour de contrôle. Bon vol, saluez l’Afrique ! » Plein gaz. La carcasse du vieux zinc entre alors en transe. A l’intérieur du cockpit, tout est secoué, puis, soudain, comme une plume, l’avion s’élève vers un ciel azur. Cet arrachement au sol semble le soulager. Sur la gauche de l’appareil, son ombre apparaît, suspendue dans le vide.
« Chaque escale était un défi »
Si faire décoller un objet de près de 2 tonnes ressemble encore aujourd’hui à un exploit, qu’en était-il y a un siècle ? A quoi pouvaient penser Mermoz, Guillaumet et Saint-Exupéry quand ils quittaient ce monde des « rampants », comme ils l’appelaient, pour voler vers le continent africain ? « On ressent les mêmes sensations qu’eux », affirme Marc Belli, pilote de Broussard et ancien commandant de bord d’avions Beluga chez Air France :
« La technologie a évidemment beaucoup amélioré la navigation et les prévisions météo, mais il y a les mêmes vibrations qu’à l’époque, les mêmes parfums d’huile et d’essence. Les principes de vol sont toujours identiques. Les pionniers vivaient une aventure où chaque escale était un défi mais aussi une joie. Nous sommes tous admiratifs de cette époque. »
« Au début de chaque grande aventure, il y a forcément de la peur », explique Laurence de la Ferrière, invitée sur le raid Latécoère en tant qu’alpiniste et aventurière, première femme au monde à avoir traversé l’Antarctique en solitaire, en 2000 :
« Avant de tenter un exploit, la peur est un ingrédient indispensable, à condition qu’elle ne se transforme pas en panique. Les pilotes de l’Aéropostale devaient donc ressentir cette angoisse, mais ils étaient portés par l’envie de se dépasser et par une mission exceptionnelle, celle de rapprocher les hommes en leur apportant du courrier. »
« Des bombes d’amitié »
Le Broussard traverse la Garonne. Dans le ciel occitan, les quatre vieux coucous se regroupent et volent en escadrille. La gravité n’a pas d’emprise sur le temps. Les avions contournent Castelnaudary, caressent d’une aile les remparts de Carcassonne et, après une heure de vol environ, se posent sur l’aérodrome de Lézignan-Corbières, où des dizaines d’enfants les attendent.
Le raid Latécoère, dans lequel il n’y a aucun classement ni aucune compétition, soutient des projets culturels et solidaires, notamment grâce à la Fondation Antoine de Saint-Exupéry pour la jeunesse. Dans les villes où il fait escale et en partenariat avec une centaine d’écoles, il propose aux élèves d’écrire des lettres et les distribue à d’autres enfants le long de la ligne.
Angèle, 12 ans, ne sait pas si c’est un garçon ou une fille du Maroc, de Mauritanie ou du Sénégal qui lira sa missive sur laquelle elle a dessiné un avion et joliment écrit : « Je ne te connais pas, mais nous voilà maintenant reliés par cette lettre. Je te souhaite du bonheur et tout plein de fleurs… Pendant les guerres, les pilotes larguent des bombes. Moi, je rêve d’aviateurs larguant des bombes d’amitié. »
L’avion repart vers l’est, chargé de lettres et de d’espoirs. La rédaction du Monde Afrique a aussi demandé à son journaliste d’apporter un courrier important à Matteo Maillard, correspondant du journal au Sénégal.
« La crainte des montagnes »
Un peu avant Gruissan, une immense tâche bleue qui se confond avec le ciel surgit devant l’avion. La Méditerranée est là, droit devant. Un silence religieux se fait dans le cockpit. Le vieux Broussard semble glisser sur l’air en longeant la côte à une altitude d’environ 1 000 pieds (300 mètres), avant de se poser à Perpignan.
Les festivités du centenaire de la ligne aéropostale vont se poursuivre jusqu’au lendemain soir, avec des conférences animées notamment par Raphaël Domjan, pilote de SolarStratos, un avion qui vise à voler dans la stratosphère grâce à l’énergie solaire, et Raphaël Dinelli, ancien navigateur en solitaire reconverti en pilote d’un aéronef électrique fonctionnant grâce au soleil et à un mélange moteur d’huiles végétales et d’hydrogène.
Il y a aussi des spectacles, le passage de la Patrouille de France et une visite au ponton mythique de Saint-Laurent-de-la-Salanque, dans les Pyrénées-Orientales, où la société Latécoère fit construire, dans les années 1920 sur l’étang de Salses, une base pour l’envol et l’amerrissage de ses hydravions.
« C’était en 1926. Je venais d’entrer comme jeune pilote de ligne, écrit Antoine de Saint-Exupéry au début de Terre des hommes. Essais d’avions, déplacements entre Toulouse et Perpignan, tristes leçons de météo dans le fond d’un hangar glacial. Nous vivions dans la crainte des montagnes d’Espagne, que nous ne connaissions pas encore, et dans le respect des anciens. »
Le lendemain, le raid doit franchir les Pyrénées pour se poser à Barcelone. Tous les participants ont le regard déjà tourné vers l’horizon. Et au loin, il y a l’Afrique.