Programmes d’histoire : « Quelle misère intellectuelle ! »
Programmes d’histoire : « Quelle misère intellectuelle ! »
Par Vincent Capdepuy (géohistorien et enseignant)
Alors que le conseil supérieur des programmes termine son travail de révision, le géohistorien Vincent Capdepuy juge, dans une tribune au « Monde », ceux de sa discipline très conservateurs. Laissant peu de place à la réflexion, ils omettent, selon lui, les nouvelles approches historiographiques.
Pour une énième fois, les programmes ont été remis sur l’établi, mais pour la première fois peut-être, ce travail d’écriture est à ce point bâclé. Le gouvernement nous a habitués à la précipitation, mais qui croit encore que celle-ci serait gage d’efficacité ?
La trame des futurs programmes d’histoire et de géographie de lycée pour l’enseignement général est enfin connue. Par des fuites, car le ministère de l’éducation nationale refuse d’assumer la transparence et la publicité qui devaient permettre un véritable débat autour de ces programmes toujours sensibles. Les réactions ne se sont pas fait attendre. Le grand public n’en perçoit pas toujours la pertinence. Cette fois-ci peut-être encore moins, tant les programmes du socle commun sont convenus.
Certes, on ne s’attendait à aucune révolution. Souâd Ayada, la présidente du Conseil supérieur des programmes, et Jean-Michel Blanquer, son ministre de tutelle, avaient déjà balisé le terrain lors de diverses interviews. L’histoire se devait d’être un récit chronologique et avait pour mission de faire aimer son pays. Ce qu’on sait des programmes n’a fait que confirmer nos craintes. Quelle misère intellectuelle !
Ils semblent directement sortir du magasin d’antiquités. La poussière est encore dessus. En une enfilade chronologique bien connue, on va de l’héritage de l’Antiquité gréco-romaine et du Moyen Age à la guerre froide et au monde multipolaire d’aujourd’hui, en passant par l’humanisme et les « grandes découvertes », les monarchies française et britannique, la Révolution et l’Empire, les guerres mondiales…
Ces programmes pourraient sembler rassurants car très conservateurs, très conformes à un roman civilisationnel bien installé depuis plus d’un siècle, avec les ajustements nécessaires pour la période la plus contemporaine. Rien de choquant ? Peut-être.
La nécessité de la lenteur
Cependant, le problème est double. Premièrement, les thèmes s’enchaînent très rapidement, trop, sans laisser le temps aux enseignants d’expliquer, de faire comprendre et de faire apprendre, alors même qu’on ne cesse de redécouvrir la nécessité impérieuse de cette lenteur. Deuxièmement, ces thèmes ne montrent aucun des renouvellements apportés par l’historiographie contemporaine. Il ne s’agit pas de faire de nos élèves des historiens, mais si la recherche historique évolue, c’est aussi parce que le monde et que notre compréhension de celui-ci changent. On ne peut plus enseigner l’histoire sans tenir compte de l’histoire globale, de l’histoire environnementale, de l’histoire mixte, de l’histoire populaire… J’en passe.
Un tel manque d’imagination est affligeant. C’est faire injure à notre jeunesse, à son intelligence, à sa curiosité et à sa vivacité. Car malgré leurs airs parfois désabusés, les adolescents qui traînent leur existence dans nos lycées sont pleins de questions sur notre société et demandent des explications qui nécessairement vont puiser dans le temps et se déploient dans l’espace.
Ces jeunes reçoivent toutes les tensions qui animent notre société. Rien ne devrait nous empêcher de les aborder de front, pour poser ces interrogations, les démonter et donner à ces jeunes les moyens d’y répondre, ou du moins d’y apporter une réponse, toute provisoire qu’elle soit dans un processus de construction existentielle et intellectuelle, qui dépasse largement le lieu et le moment du lycée.
Ces questions, on les trouve dans le programme de spécialités : « Vers un monde plus démocratique ? », « Vers un monde plus égalitaire ? », « Vers un monde plus informé ? », « La mondialisation uniformise-t-elle le monde ? », pour n’en citer que quelques-unes.
Cet enseignement nouveau, qui brouille les disciplines historiques et géographiques, pose des difficultés spécifiques, qui méritent une discussion à part, mais il est exactement ce qu’on pourrait espérer dans la remise en question du carcan de la tradition. Le problème est qu’il est réservé aux élèves qui auront choisi cette spécialité, alors que les problématiques évoquées devraient l’être dans le tronc commun. Si on veut réformer l’enseignement de l’histoire-géographie, ce serait donc en s’inspirant de cette logique.
Prendre du recul et fonder sa réflexion
Parmi ces questionnements, en vrac, on devrait trouver celui des migrations, posé non seulement sous l’angle géographique, mais aussi dans le temps long de l’histoire. La problématique est récurrente sur le plan politique et nos élèves ont besoin de prendre du recul, de fonder leur réflexion sur des connaissances précises qui leur permettent de mettre une certaine distance par rapport à ce qu’ils entendent. Les migrations, c’est toute l’histoire de l’humanité.
Autre question, toujours au hasard. Notre société connaît de profondes remises en question sur son alimentation et sur la production de nourriture. C’est un sujet gourmand, à la géohistoire très riche et aux débats très vifs, qui n’a aucune raison d’être laissé à un programme d’éveil de l’école primaire.
C’est un sujet très grave, sur le plan social et d’un point de vue éthique. Qui mange ? Qui produit ? Qui tue ? Que manger ? Aucune de ces questions n’est anodine.
La question environnementale, qui préoccupe beaucoup nos jeunes, et pour cause, puisque nous nous apprêtons à leur laisser un monde passablement amoché et potentiellement propice à quelque cataclysme, où est-elle ? Ah oui, en « transition ».
Minable et tiède concept qui escamote un problème profond, qui appelle sa géographie et son histoire. Le concept d’anthropocène n’aurait-il pas été préférable ? Non pas parce qu’il serait scientifiquement accepté et neutre, mais bien au contraire parce qu’il pourrait agir comme un détonateur à questions.
Prof d’histoire, prof de mots
La France même mériterait une belle question, en bonne et due forme, car qu’est-ce que la France ? Rien d’évident, il faut l’admettre. A l’heure où certains agitent la haine, il pourrait être utile de passer quelques cours à interroger un nom qui brasse large, historiquement, géographiquement, sociologiquement.
Quelles belles leçons pourrait-il y avoir à discuter pouvoir, gastronomie, migrations, langues… Et toutes ces interrogations pourraient ensuite être appliquées à l’Europe.
Enseigner l’histoire-géo, c’est souvent être prof de mots. Pas forcément de mots compliqués et spécialisés ; bien au contraire, le plus intéressant est l’introduction de la rigueur et de la réflexion dans l’usage des mots qui font notre quotidien. Qu’est-ce qu’un Etat ? Qu’est-ce qu’un territoire ? Qu’est-ce qu’une démocratie ? Tous ces mots, nos élèves les connaissent. Ils les entendent, les lisent, les disent, mais souvent avec un certain flou, parfois avec des contresens, ou tout simplement des décalages entre eux.
Le rôle de l’enseignant est alors précisément de savoir recueillir les représentations, créer des échanges et apporter des éléments de connaissances. Toute l’histoire et toute la géographie sont là pour étayer cette élaboration conceptuelle en déployant la réflexion dans le temps et l’espace, le passé et le présent, mais aussi l’avenir. Car c’est bien cette dynamique qui fait la jeunesse et qui doit sous-tendre notre enseignement géographico-historique.