Jeu vidéo : « Kid Kirby », l’étrange collaboration perdue entre Rockstar et Nintendo
Jeu vidéo : « Kid Kirby », l’étrange collaboration perdue entre Rockstar et Nintendo
Par William Audureau
Il y a vingt-cinq ans, le studio écossais à l’origine de « Grand Theft Auto » et « Red Dead Redemption 2 » planchait sur un jeu de plateforme mignon, resté inédit. Rétrospective.
Image d’illustration de « Kid Kirby », le jeu sur lequel DMA Design (futur Rockstar) planchait à l’époque du premier « Grand Theft Auto ». / DMA Design
On peut être le studio le plus célèbre au monde pour ses univers cinématographiques et ses thématiques adultes, et avoir failli donner naissance à l’un des jeux les plus roses et les plus enfantins existants – Kid Kirby, préquelle méconnue d’une franchise de Nintendo. L’épisode, resté inconnu du grand public pendant près de vingt-cinq ans, est l’un des maillons manquant de la protohistoire de Rockstar, le label à l’origine de GTA et Red Dead Redemption.
Nous sommes en 1993, les consoles reines s’appellent la Super Nintendo et la Megadrive, Sony s’apprête seulement à débarquer avec sa PlayStation première du nom l’année suivante. DMA Design, une petite entreprise de Dundee née en 1984 et bientôt rebaptisée Rockstar en 1998, connaît ses premiers succès internationaux. Porté par l’écossais Dave Jones, il conçoit des jeux 2D drôles, innovants et décalés comme le loufoque jeu de réflexion Lemmings et ses rongeurs suicidaires, ou Unirally, un jeu de monocycle sur Super Nintendo.
Quand Sony et Nintendo lorgnaient outre-Manche
Cette créativité ne passe pas inaperçue. Dans les années 1990, les géants japonais lorgnent vers la perfide Albion pour profiter de son inventivité, de son humour et de ses qualités techniques, à l’image de Sony avec Psygnosis (WipEout) et Nintendo avec Rare (Donkey Kong Country, GoldenEye 007). La Grande-Bretagne est alors vue comme le nouvel eldorado du jeu vidéo. Pour Richard Wilson, président de TIGA, l’association représentant l’industrie du jeu vidéo britannique, « le studio a connu le succès grâce à son héritage. L’histoire de DMA Design remonte à une époque fondatrice, où le Royaume-Uni est devenu un leader mondial du jeu vidéo ».
Du jeu, on ne connaît aucune vidéo, mais des feuilles d’animation, comme celle-ci, pour le héros (en haut à gauche). / DMA Design
Nintendo se rapproche alors du studio sis à Dundee, et après avoir confié Donkey Kong aux Anglais de Rare, décide de commander un jeu Kirby pour Super Nintendo à ces écossais plein d’idées. Baptisé Kid Kirby, il restera parfaitement inconnu du grand public jusqu’en 2017, quand Mike Dailly, programmeur de Kid Kirby mais aussi Lemmings et Grand Theft Auto, révélera son existence sur les réseaux sociaux. Certains vétérans du projet ont aujourd’hui évolué à des rôles stratégiques sur Red Dead Redemption 2.
« Il était extrêmement drôle à jouer »
A quoi ressemblait-il ? « Il était totalement différent de tous les autres jeux alors en développement chez DMA Design », se rappelle Michael Stiring, alors membre de l’équipe en charge de traquer les bugs. Mignon, rose, inoffensif, il est à l’opposé complet des productions qui ont depuis rendu célèbre Rockstar. Lee Bekier, l’un des concepteurs de niveau sur le jeu à l’époque, se rappelle d’un titre qui aurait pourtant mérité de connaître le succès. « Le jeu était extrêmement drôle à jouer, certains niveaux dans le monde féerique étaient plein de couleurs, les graphismes rendaient super bien à l’écran ».
« Kid Kirby » consistait à diriger Kirby à la souris dans des labyrinthes en 2D. / DMA Design
Le titre présente par ailleurs une originalité rare sur Super Nintendo : il se joue à la souris, avec la Nintendo Mouse de la console. « Vous contrôliez Kirby à la souris en l’étirant comme un élastique puis en le relâchant. L’idée était de collecter autant d’étoiles que possible dans les ennemis en évitant des ennemis », explique Lee Bekier. Le concept évoque une sorte d’Angry Birds dans des labyrinthes, mais avec plus d’action. « Quand Kirby était dans les airs, vous pouviez lui mettre des claques pour le faire changer de direction, vous donnant un peu plus de contrôle », précise Michael Stiring.
La souris de la Super Nintendo n’a jamais rencontré un grand succès commercial. / Wikipedia
Lee Bekier se rappelle avoir conçu l’un des huit mondes. « Mes niveaux étaient faits de rivets, d’acier, de poutres et de ressorts », détaille-t-il, dans une énumération qui chante le jeu vidéo de l’ère 8 et 16-bits.
Il passe alors de nombreuses soirées à faire des heures supplémentaires – un classique de l’industrie et du studio – à tester le jeu en mangeant des pizzas et en notant les bugs sur une feuille de papier pour les envoyer aux concepteurs. DMA Design travaille dessus durant deux années complètes. Mais le jeu ne verra jamais le jour, la faute à l’échec commercial de la souris Super Nintendo, autant qu’à la fin de cycle des consoles 16-bits. En 1996, après trois ans de prototypes, il est annulé.
Shigeru Miyamoto à Dundee
L’épisode ne marque pas immédiatement la fin de la collaboration entre DMA Design et Nintendo. Le studio écossais fait partie de la « dream team » de studios étrangers auxquels le géant japonais accorde un accès privilégié à sa future console, la Nintendo 64. Les concepteurs de Dundee donnent ainsi naissance à deux jeux exclusifs, deux titres étranges et expérimentaux, Body Harvest et Space Station Silicon Valley, tous deux sortis en 1998 après un long développement en proche collaboration avec le géant japonais.
« Space Station Silicon Valley », étrange jeu d’exploration dans lequel le joueur peut prendre le contrôle de différents animaux, sera le dernier jeu Nintendo de DMA Design avant « GTA : Chinatown Wars » sur Nintendo DS. / DMA Design
En 1996, Shigeru Miyamoto se rend même pendant deux semaines en Ecosse pour voir travailler ces Britanniques si créatifs. Puis plus tard, c’est une partie de l’équipe de DMA Design qui est invitée dans les locaux de Nintendo à Kyoto pour retravailler de zéro Body Harvest. « Il s’est inspiré de certaines de leurs idées pour ses jeux sur Nintendo 64 », affirme même Benoît Deniau, alors n°3 de BMG Interactive, l’éditeur du studio – une affirmation difficile à affirmer.
Le virage « Grand Theft Auto »
Aucun des deux ne marque toutefois les esprits. C’est un autre jeu, sur PlayStation, qui propulse le studio vers la renommée mondiale : Grand Theft Auto. Conçu en parallèle de Kid Kirby de 1993 à 1997, il débute aussi sous forme de prototype sur consoles 8 et 16-bits. Il s’agit à l’époque d’un simple jeu de policiers et voleurs en vue de dessus, pensé comme un Pac-Man urbain, à partir d’une démo technique permettant d’émuler des gratte-ciel en 3D depuis une vue aérienne.
Mais c’est véritablement son esprit corrosif qui fera son succès. « Bien sûr, la série rend hommage au mastodonte que sont la culture populaire américaine et la parodie. Mais ce goût de la parodie, ce cynisme bon enfant qui définit tant les GTA ? Beaucoup vous diront que c’est typique du sens de l’humour écossais », estime Richard Wilson.
Le premier « GTA » est encore emprunt de l’esprit léger des productions de DMA Design dans les années 1990. / DMA Design
L’actuel patron du puissant label Rockstar Games, Sam Houser, débarque sur le projet à quelques jours seulement de sa commercialisation. Il en devient rapidement le nouveau manitou, et le réoriente sur la voie d’un monde ouvert aux accents cinématographiques. Exit les facéties de Dave Jones, poussé vers la sortie.
Les expérimentations à la manière de Kid Kirby sont définitivement rangées au placard. « Il voulait passer d’une production semi-industrielle à la guerre des étoiles ; de 50 développeurs à 1 000 ; montrer la noirceur du monde et la cruauté que peut revêtir l’univers des gendarmes et voleurs offerts à un adolescent », se rappelle Benoît Deniau. C’est la naissance de la patte Rockstar, essentiellement visible à partir de son premier succès-phénomène, Grand Theft Auto III, en 2001, sur PlayStation 2. Loin, très loin, de la petite boule rose de Nintendo.
DMA Design, rebaptisé Rockstar, s’est mué avec « GTA III » en label cool et tendance. / Rockstar