Les nouvelles frontières en Europe en 1923 / Infographie Le Monde

Eugene Rogan est professeur d’histoire contemporaine du Moyen-Orient à l’université d’Oxford (Royaume-Uni). Il est l’auteur de Histoire des Arabes de 1500 à nos jours (Perrin, 2013). Israël, Palestine, Syrie, Liban… il explique l’impact qu’a eu le règlement de la première guerre mondiale.

Pourquoi les puissances européennes ont-elles entrepris de dépecer l’Empire ottoman (1299-1923) alors que la guerre n’était pas terminée ?

Pour comprendre pourquoi, il faut remonter à la question d’Orient au XIXsiècle : les Européens étaient préoccupés par la préservation de l’Empire ottoman. Leur crainte était que « l’homme malade de l’Europe » s’effondre, entraînant des conflits entre les puissances impériales européennes désireuses d’accéder aux territoires géostratégiques du Moyen-Orient. En 1914, l’Empire ottoman est entré en guerre aux côtés des puissances centrales. Pour la Grande-Bretagne, la France et la Russie, il semblait alors que son ­effondrement était imminent. Les Alliés, qui ne voulaient pas être rivaux au lendemain d’une guerre qu’ils pensaient gagner, ont pris la décision calculée de résoudre la question d’Orient en tuant l’Empire ottoman et en le dépeçant ensuite. C’est là que se ­situe le péché originel : les Alliés n’étaient pas d’avis que le Moyen-Orient soit capable de se doter de son propre agenda politique. Encore attachés à l’ordre impérial, ils ont cherché à obtenir un équilibre entre Européens et non à garantir la stabilité de la région.

Est-ce la guerre qui a provoqué la chute de la Sublime Porte ?

L’Empire ottoman aurait pu survivre s’il n’était pas entré en guerre. La ténacité avec laquelle les Ottomans ont combattu suggère qu’il n’était pas inévitable que leur empire s’effondre. Leur défaite, ­actée par l’armistice de Moudros, est survenue le 30 octobre 1918. Personne ne pensait qu’ils se battraient aussi longtemps.

La fin de l'Empire ottoman
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En mai 1916, les accords Sykes-Picot prévoient que le Liban et la Syrie reviendraient à la France ; la Mésopotamie, la péninsule ­Arabique et la Transjordanie à la Grande-Bretagne ; la Palestine serait placée sous administration internationale. En quoi ces accords reflètent-ils la mentalité des diplomates de l’époque ?

Nous nous trompons encore beaucoup lorsque nous pensons à Sykes-Picot. Ces accords doivent être perçus comme un jalon dans une partition de diplomatie de temps de guerre qui commence en mars 1915 et se termine à la conférence de San Remo en 1920. Le premier jalon intervient en mars 1915 lorsque les Russes font part aux Alliés de leurs buts de guerre : il s’agit de mettre la main sur Constantinople, le détroit des Dardanelles et la Thrace occidentale. Les Français, qui acceptent, veulent la Cilicie et la Syrie, deux régions de l’Empire ottoman dont les frontières ne sont pas clairement délimitées. Les Britanniques se réservent le droit de revendiquer des territoires le moment venu. Ils le feront lors des accords de Sykes-Picot, étape parmi d’autres sur cette route qui conduit la France et la Grande-Bretagne à s’assurer qu’il n’y aura pas de malentendus sur cette partition diplomatique. Ce n’était pas cynique, c’était la diplomatie à l’âge des empires.

Le système de mandats est impopulaire dès le début. Croyez-vous qu’il était voué à l’échec ?

Ces mandats étaient voués à l’échec : ils ont créé des institutions contre lesquelles les mouvements ­nationalistes se sont définis et les peuples arabes ­vivant à l’intérieur de leurs frontières n’ont cessé de s’opposer à l’occupant colonial. Les demandes ­d’indépendance ont été constantes, de la création des mandats au début des années 1920 à leur disparition un quart de siècle plus tard.

Qu’en est-il du mandat en Palestine ?

Palestine / Proche Orient et les accords Sykes-Picot de 1916
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Le mandat en Palestine a failli parce que les Britanniques ont mis en concurrence deux mouvements ­nationaux incompatibles – juif et arabe – pour le contrôle de la Palestine. Ils n’ont pas trahi les Arabes ; ils ne se sont pas non plus rangés du côté des sionistes. Non, les Britanniques ne souhaitaient pas un Etat juif ou arabe, mais faire avancer leurs intérêts, et notamment protéger le canal de Suez. ­Persuadés que leur empire durerait des générations, ils avaient pour objectif de saper tout mouvement nationaliste et de garder le territoire sous leur ­contrôle. Ainsi, la promesse non pas d’un Etat juif, mais d’un foyer national juif, devait permettre de créer une communauté de clients qui faciliterait le contrôle britannique de la Palestine. Sûrs de leur ­expérience impérialiste, ils ont cru pouvoir gérer les demandes contradictoires des deux communautés. Ce n’est qu’en 1937 qu’ils ont reconnu ne plus avoir le contrôle de la situation.

Au terme de la guerre gréco-turque (1919-1922), Mustafa Kemal Atatürk reprend les territoires d’Anatolie cédés aux Kurdes et aux Arméniens par le traité de Sèvres en 1920. La République ­laïque turque qu’il instaure en 1923 a-t-elle réussi à faire oublier le prestige des institutions ottomanes ?

Il est vrai qu’au XIXsiècle, l’Empire ottoman bénéficiait d’un prestige : il s’étendait en Europe, en Asie et en Afrique du Nord et exerçait un contrôle sur les villes sacrées de Jérusalem, Médine et La Mecque. Mais ce qui l’a remplacé s’est avéré plus solide et légitime. La Turquie est le seul Etat sorti du démantèlement de l’Empire ottoman qui a fixé ses frontières, non par la négociation, mais par la force des armes, en venant à bout d’ennemis grands et petits. Cet Etat a réussi à rassembler les Turcs et à déplacer le centre de sa culture politique à Ankara, pour affirmer une identité tournant le dos au passé ottoman. L’armée et la direction nationaliste d’Atatürk sont devenues un modèle, y compris dans le monde arabe. Il est ­intéressant de noter qu’après avoir détruit les institutions impériales, la République turque s’appuie aujourd’hui sur l’héritage des Ottomans pour promouvoir sa gloire à un moment où elle a cessé de contrôler sa propre destinée.

En 1924, le califat disparaît. Quel fut l’impact au Moyen-Orient ?

La force de l’islam politique aujourd’hui laisserait penser que l’abolition du califat par des civils aurait provoqué des émeutes. Et pourtant, cette décision n’a pas suscité de contrariété au sein de la communauté sunnite, si ce n’est en Inde.

L’utilisation cynique de l’institution du califat au cours de la Grande Guerre – l’appel à la guerre sainte ne parvint guère à mobiliser les populations musulmanes des empires français et britannique – a dévalorisé sa légitimité religieuse et, dans un sens, l’a réduit à quelque chose de révolu. Pour preuve, le roi Fouad d’Egypte et le roi Hussein du Hedjaz, qui se sont ensuite portés candidats au poste de calife, ont soulevé un enthousiasme muet. Pour les peuples du Moyen-Orient entrés dans l’ère des Etats-nations, ce qui importait, c’étaient les nouvelles frontières.

Le Moyen-Orient souffre-t-il encore des conséquences de 1914-1918 ?

Le Moyen-Orient est la région du monde la plus ­durablement touchée par le règlement de la première guerre mondiale. Issu de ce règlement, le ­conflit entre Israéliens et Palestiniens a depuis lors transformé le Moyen-Orient en une zone de guerre. Les problèmes du ­Liban résultent du mandat français : le système de partage du pouvoir entre différentes confessions a fait du Liban un pays ingouvernable pendant une grande partie de son histoire.

Par ailleurs, les Syriens n’ont jamais reconnu la ­séparation du Liban et de la Syrie imposée sans leur accord. L’occupation syrienne du Liban après la guerre civile [1975-1990] peut être considérée comme un acte de refus de reconnaître l’indépendance du Liban. Et depuis lors, il a été très difficile pour le Liban d’agir sans l’aval de Damas.

Dans quelle mesure la tentative de l’organisation Etat islamique (EI) d’effacer la frontière entre la Syrie et l’Irak est-elle un legs de 1914-1918 ?

De nombreux nationalistes arabes ont également pensé que la division du Moyen-Orient en Etats distincts était un héritage impérial illégitime. Cette idée était présente chez les idéologues panarabes et panislamiques. L’EI, pour sa part, a revendiqué les territoires chevauchant l’Irak et la Syrie, sur lesquels régnait autrefois l’Empire abbasside (750-1258), pour renforcer sa légitimité religieuse. Et en prétendant faire éclater Sykes-Picot, il a voulu asseoir une légitimité très moderne. Mais la manière dont la Syrie, l’Irak et la communauté internationale l’ont délogé de ces territoires montre que ces frontières ne sont pas près d’être effacées.