A Marseille : « On a vu un nuage de poussière arriver. On se serait cru en Syrie »
A Marseille : « On a vu un nuage de poussière arriver. On se serait cru en Syrie »
Par Luc Leroux (Marseille, correspondant)
L’effondrement de deux immeubles lundi rappelle que la ville compte un grand nombre de bâtiments insalubres. Dix personnes restent introuvables.
Les sauveteurs sont à pied d’œuvre sur le site de deux immeubles écroulés, dans le 1er arrondissement de Marseille, le 5 novembre. / GERARD JULIEN / AFP
Quatre équipes de pompiers spécialisées « USR » (Urban Search and Rescue) devaient se relayer toute la nuit pour détecter d’éventuels survivants dans le quartier de Noailles, en plein centre de Marseille, où deux immeubles se sont effondrés en début de matinée lundi 5 novembre. Sans savoir lequel s’est écroulé en premier, entraînant l’autre dans un effet château de cartes, les bâtiments des 63 et 65 rue d’Aubagne, hauts de quatre et cinq étages, ont été transformés en un immense tas de gravats.
En fin d’après-midi, lundi, près d’une centaine de secouristes étaient à pied d’œuvre. « On a vu un nuage de poussière arriver, témoignait Cyril Pimentel, qui venait d’ouvrir le local de l’association Vélos en ville, à quelques pas. On se serait cru en Syrie. »
Les premiers sondages par caméras n’ont pas permis lundi de repérer des « poches de survie ». Les secours ont par ailleurs choisi de provoquer l’effondrement d’un troisième immeuble qui menaçait ruine, en fin d’après-midi, afin de rendre plus sûre leur intervention.
Enquête confiée à la police judiciaire
La présence de victimes sous les décombres ne semble pas faire de doutes. « Ce qui compte, c’est qu’on trouve le moins de morts possibles mais nous pensons qu’il y en aura », a indiqué Jean-Claude Gaudin, maire (Les Républicains, LR) de Marseille, présent sur les lieux aux côtés de Julien Denormandie, le ministre de la ville et du logement.
Arrivé sur place lundi soir, le ministre de l’intérieur, Christophe Castaner, a indiqué que « huit habitants » manquaient à l’appel, ainsi que « deux passants » filmés sur place par une caméra de vidéosurveillance au moment de l’effondrement. Le président (LR) du conseil régional de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, Renaud Muselier, avait évoqué quelques minutes avant le ministre le chiffre de sept habitants « recensés manquants ».
Le procureur de la République Xavier Tarabeux, qui a confié l’enquête à la police judiciaire, l’a ouverte pour « homicides » et « blessures involontaires » car, a-t-il justifié, « on est quasiment certain qu’il y avait des occupants, les premiers témoignages le laissent entendre ». Selon Séverin, qui habite l’immeuble en face, « un monsieur venait de sortir de l’immeuble car il bougeait. Il était affirmatif, il y avait des familles et des couples à l’intérieur ».
Les deux immeubles effondrés n’étaient pas inconnus des autorités puisque Marseille Habitat, le concessionnaire retenu par la ville pour conduire une opération de lutte contre les constructions insalubres, a mis dix ans pour acquérir la totalité des lots de la copropriété du 63 rue d’Aubagne.
Le bâtiment figurait même dans le Nouveau Programme de rénovation urbaine ; un projet de microcrèche de dix places devait occuper le rez-de-chaussée une fois réhabilité. Il avait été muré, les fenêtres étaient étayées avec de grosses poutres et, selon Arlette Fructus, conseillère au logement de la métropole Aix-Marseille Provence, des visites étaient régulièrement réalisées par les services municipaux. La dernière, le 31 octobre, a permis de vérifier qu’il était inoccupé, affirme l’élue.
Habitat insalubre voire indigne
Le second immeuble, au 65 rue d’Aubagne, une copropriété comptant douze appartements dont neuf étaient occupés avait fait l’objet, le 18 octobre, d’un arrêté de péril concernant le premier étage, le plancher menaçant de s’effondrer. La réalisation de travaux et le feu vert d’un expert avaient permis la réintégration d’une famille. En janvier 2017 déjà, l’immeuble avait été vidé de ses occupants en raison d’un péril grave et imminent. Le plancher du premier étage s’effondrait dans l’entrée.
Ce drame, à quelques pas du Vieux-Port, rappelle combien Marseille souffre d’un habitat insalubre voire indigne, localisé dans les quartiers Nord mais aussi en plein centre-ville.
En mai 2015, un rapport de l’inspecteur général de l’administration du développement durable Christian Nicol, remis à la ministre chargée du logement, dressait un état des lieux alarmant : « Le parc immobilier privé marseillais potentiellement indigne présentant un risque pour la santé ou la sécurité concerne quelque 100 000 habitants et plus de 40 000 logements, soit près de 13 % du parc des résidences principales, situés pour 70 % d’entre eux dans des copropriétés. » Un taux qui grimpe à 35 % dans le centre-ville et notamment Noailles, lieu de tous les trafics et nid à marchands de sommeil. La dizaine de procédures pour habitat insalubre ou indigne actuellement en cours d’enquête par le parquet de Marseille est donc sans commune mesure avec l’état d’un grand nombre d’immeubles.
Populaire, souvent qualifié de « ventre de Marseille » parce qu’il abrite le marché de la rue Longue des Capucins, Noailles est l’un des cinq îlots dégradés nécessitant une intervention prioritaire, inscrit dans l’opération Grand Centre-Ville (2011-2021) en faveur de la requalification du patrimoine bâti.
« Stratégie d’abandon »
Mais aux yeux de l’association Un Centre-ville pour tous, les choses n’avancent pas, à l’exception d’un début de gentrification du bas de la rue d’Aubagne où un îlot entier donnant sur la Canebière est transformé en hôtel de luxe.
« A Noailles, il y a une stratégie d’abandon et ce tragique événement est une conséquence directe de l’incurie de la mairie dans la prévention et le traitement de l’habitat indigne et insalubre dans le centre-ville », déplore Patrick Lacoste, membre de l’association, qui souligne que depuis vingt ans, ce quartier fait l’objet de programmes de requalification.
Il avait été inclus dans un périmètre de restauration immobilière, pourtant la moitié des immeubles dégradés resterait à traiter. « Mais à Marseille, peste-t-il, on préfère mettre l’argent dans le stade ou dans la Tour La Marseillaise de Jean Nouvel. C’est absolument honteux, il va falloir des morts pour qu’ils s’occupent du centre-ville. »
Arlette Fructus est elle aussi en colère mais contre « un système qui pénalise l’intervention publique ». Dans la procédure de carence lancée pour prendre la maîtrise foncière au 63 rue d’Aubagne, les experts ont mis trois ans pour rendre leur rapport aux juges. Et lorsqu’en 2015, la copropriété voisine a saisi la justice pour des désordres provoqués par l’immeuble situé au 65, il a fallu encore trois ans pour que les experts se rendent sur les lieux.
« On avait honte d’inviter des gens chez nous »
« Le drame que nous vivons aujourd’hui est lié à l’enlisement systématique des procédures, à un système sclérosant qui nous empêche d’avancer et retarde notre action », déplore Mme Fructus.
Sophie, 25 ans, en master de philosophie, louait 330 euros un studio au cinquième étage du 65 rue d’Aubagne. Dimanche, elle n’avait pas dormi chez elle, raconte-t-elle au Monde. Sa voisine du quatrième étage non plus. Cette dernière est sauve car sa douche s’écoulant à l’étage en dessous, elle était allée vivre chez une amie.
« On avait honte d’inviter des gens chez nous », dit Sophie. En octobre, elle avait harcelé un syndic qui lui rétorquait que tout était dans l’ordre même si les portes ne s’ouvraient plus et que les murs s’affaissaient. Mais ce qui la révolte le plus, c’est qu’on n’ait « pas immédiatement donné la mesure des choses : tous mes voisins sont sous les décombres ».