« 11-11 : Memories Retold » : un jeu vidéo peut-il montrer l’horreur de la guerre ?
« 11-11 : Memories Retold » : un jeu vidéo peut-il montrer l’horreur de la guerre ?
Par Corentin Lamy
Comment s’inspirer de la réalité de la guerre sans la trahir ? Et comment s’en détacher sans taire l’horreur ? Les développeurs de ce jeu sur la Grande Guerre s’expliquent.
Peut-on s’amuser avec un sujet aussi grave que la première guerre mondiale ? « C’est vraiment une question qu’on s’est posée tout le temps ». Le Français Yoan Fanise, à la tête du studio Digixart Entertainement, sort vendredi 9 novembre le jeu 11-11 Memories Retold sur PC, PlayStation 4 et Xbox One.
Quand un créateur entend développer un jeu vidéo sur la première guerre mondiale, un peu partout des sourcils peuvent se lever. Comment ? S’amuser d’années d’horreur ? Tourner en ridicule quarante millions de morts ? Yoan Fanise, mais aussi le compositeur Olivier Derivière ainsi que les scénaristes Stephen Long et Iain Sharkey expliquent pourquoi et comment l’un des conflits les plus meurtriers de l’histoire peut devenir un jeu vidéo.
Un jeu de guerre qui se passe souvent loin du front. / Bandai Namco
S’inspirer du réel
Yoan Fanise explique s’être documenté grâce à la littérature, aux poèmes d’époque. « Olivier [Derivière, le compositeur], je l’ai abreuvé de poèmes d’Apollinaire. » Lui, dont la famille a été touchée par la guerre de 1914-1918, évoque les cartes postales qu’il a retrouvées chez sa grand-mère. Il y a découvert l’histoire de son arrière-grand-père : gazé pendant les combats, il ne survivra que quelques années à la guerre. Le temps de se lancer à la recherche de son frère, disparu au front. Il y a cette carte de 1922 : « Suis arrivé à bon port, mais las. Ai fait faire exhumation. Je n’ai plus aucun doute. »
« En quatre mots on comprend qu’il a retrouvé son frère. C’est quelque chose que je dis aux scénaristes, qui aiment bien écrire très long : parfois, en trois mots, on arrive à dire quelque chose de plus intense qu’en quarante. C’est important de voir des lettres avec des mots simples. Un livre que j’adore, c’est “Mémoires d’un poilu breton” [d’Ambroise Harel]. »
« On oublie déjà la guerre, alors qu’elle a influencé nos grands-parents, nos parents, et donc, nous », regrette Yoan Fanise. / Bandai Namco
11-11 Memories Retold raconte la Grande Guerre, de deux points de vue : celui d’un photographe canadien, Harry, et celui d’un ingénieur allemand, Kurt. Pour restituer leurs deux histoires, les créateurs du jeu ont donc consulté deux historiens, un Anglais et un Allemand.
« Je voulais travailler avec un Allemand, malgré la barrière de la langue. Car le personnage allemand, Kurt, en tant que Français, je risquais peut-être de lui donner des traits de caractère qui ne correspondent pas du tout. »
Ainsi, l’historien retoque certaines des idées ou intuitions de M. Fanise, comme lors de cette scène où Kurt, de retour du front où il était parti chercher son fils, est confronté aux questions insistantes de sa fille.
« C’est le moment que je préfère du jeu. Un moment très simple. Il revient de la guerre. Il a changé dans sa tête. Tout a changé. Je demande à cet historien ce que Kurt pourrait répondre à sa fille. Il hésite, et me dit “il ne dirait rien. Justement, il ne répondrait pas, parce que c’est trop fort”. »
Les scénaristes de « 11-11 : Memories Retold » citent Tintin parmi leurs inspirations. / Bandai Namco
Montrer le quotidien
« Ce qui nous a beaucoup surpris au cours de nos recherches, expliquent les scénaristes britanniques Stephen Long et Iain Sharkey, c’est que la réalité était très différente de celle que décrivent les films hollywoodiens. Le quotidien était très banal, très ennuyeux. Certains de ces gars vivaient deux ans sur le champ de bataille, ne faisaient rien… Soudain la bataille éclatait ! Et puis l’ennui reprenait. »
Yoan Fanise lui, évoque des lettres, des témoignages d’époque, qui décrivent des moments de joie, de camaraderie. « 97 % du temps, les soldats ne se battaient pas. Ils jouaient aux cartes, créaient des liens. On s’est dit que ces moments, il fallait les montrer. Mais à partir du moment où ils connaissaient la date de l’assaut, la peur commençait à monter. Plus on s’en approche, plus elle monte. Ils savaient non seulement qu’ils pouvaient mourir, mais ils connaissaient aussi la date. »
Pour ses créateurs, « 11-11 : Memories Retold » est une fable. / Bandai Namco
Savoir se détacher du réel
Yoan Fanise s’est imposé sur ce thème en 2014 avec Soldats inconnus : Mémoires de la Grande Guerre. Un jeu sur la première Guerre mondiale déjà, mais plus enfantin, plus pédagogique aussi.
Cette fois, il assume de prendre ses distances avec la réalité. Les deux personnages, le Canadien et l’Allemand, sont ainsi à tout moment accompagnés (remplacés même, parfois) d’un compagnon animal. Respectivement, un pigeon et un chat. Comme chez Jean de La Fontaine.
« “11-11” c’est une fable. Il se passe des choses à la fin qui ne sont pas du tout crédibles. Les historiens ont sauté au plafond. Je leur ai dit qu’on en avait besoin pour la narration, pour faire vivre quelque chose de fort, provoquer une sorte d’électrochoc. Le but c’est de faire réagir le joueur, de lui dire “tu vois, la guerre c’est ça aussi”. »
Mais attention, explique Olivier Derivière, compositeur des musiques du jeu, « une fable n’est pas nécessairement quelque chose de léger. Une fable, c’est une vision artistique d’une histoire qui peut être réaliste ».
« La guerre n’est qu’une toile de fond (…). Cela parle de la situation de gens qui tentent de survivre », explique Yoan Fanise. / Bandai Namco
« C’est un jeu qui se sert de la guerre comme d’une toile de fond, surenchérissent les scénaristes Stephen Long et Iain Sharkey. C’est un jeu de guerre comme il y a des films de zombies. Cela parle de la situation de gens qui tentent de survivre. Nos deux personnages n’ont pas de rôles actifs dans la guerre, ils sont pacifiques. »
Yoan Fanise le reconnaît pourtant, on ne peut pas totalement occulter l’horreur de la guerre. Celle-ci s’invite d’ailleurs par deux fois dans le récit, le temps d’autant de scènes de bataille.
« Ils sont importants ces moments, parce que ce sont ceux où on se pose des questions morales. On le voit dans les lettres, la peur la plus grande, ce n’est pas celle de mourir, c’est celle de devoir tuer quelqu’un. Et de se préparer à devoir vivre avec le souvenir d’avoir tué. Et d’ailleurs, ce sont des témoignages qu’on entend chez tous les traumatisés de guerre, encore aujourd’hui. C’est rassurant : tant qu’on pense comme ça, ça veut dire qu’on est encore humain. »
« Au départ le résultat était flou, moche, mais on a persisté jusqu’à ce que ça marche », se rappelle Yoan Fanise. / Bandai Namco
Eviter l’écueil de l’édulcoration
Pour 11-11 : Memories Retold, le studio de Montpellier Digixart Entertainement a collaboré avec le studio britannique Aardman Animations. Aux manettes des délicieux films Wallace et Gromit, ils sont aussi responsables de l’aspect graphique pour le moins radical de 11-11 : Memories Retold, préférant, à une représentation photoréaliste, une approche qui rappelle les peintures impressionnistes.
« Ce que je n’aime pas dans les illustrations de la première guerre mondiale, concède Yoan Fanise, c’est quand il y a trop de violence graphique. Pour moi, ça bloque quelque chose dans le cerveau, ça interdit toute émotion. »
Sans pour autant renier l’importance et l’influence de jeux d’action violents comme Battlefield 1 (« il y a peut-être plus de gens qui s’intéressent aujourd’hui à la première guerre mondiale grâce à lui »), est-ce par pudeur alors que le jeu de M. Fanise se refuse à tout réalisme graphique ? « Pas du tout ! », s’en défend-il.
« Je ne sais pas si on y est arrivé, mais la démarche était inverse : on voulait représenter la violence psychologique. J’adore Van Gogh, son “Autoportrait à l’oreille bandée”, où il se représente, tout simple, devant un mur. Dans le jeu, il y a des scènes dans des lieux très simples, des cuisines, où on veut montrer les émotions de ce soldat qui revient de la guerre. Comment on représente ce trauma ? J’ai pensé que l’impressionnisme serait une solution. »
Le Canadien Harry, personnage enthousiaste et naïf, part à la guerre la fleur au fusil. / Bandai Namco
Distraire malgré tout
Yoan Fanise le reconnaît volontiers : gamin, l’histoire ne l’intéressait pas. Il le regrette aujourd’hui, et entend œuvrer, à son niveau, à faire en sorte que les enfants d’aujourd’hui ne fassent pas la même erreur.
« Pourquoi cela n’intéresse pas plus les gens ? Il y a un problème dans la façon dont on raconte l’histoire. Donc il faut trouver un truc ! Et le nôtre c’est de faire des jeux vidéo. »
« Yoan est un énorme geek de la première guerre mondiale, expliquent les scénaristes Stephen Long et Iain Sharkey, Mais nous, notre but en tant que scénaristes, c’est aussi de distraire. C’est un peu comme Tintin. On part d’un contexte historique réaliste, et on en fait un récit d’aventure. »
« On veut faire une histoire distrayante, qui peut aussi trouver des échos dans notre histoire moderne. Pourquoi ? Parce qu’on vit dans un monde où il y a encore la guerre partout. On a l’impression que l’humanité n’a pas encore réglé son problème, qu’on continue à s’entretuer sans trop comprendre pourquoi. Et raconter l’histoire de ces deux gars, de deux camps opposés… c’est toujours aussi pertinent aujourd’hui. Cela l’est même plus que ça ne l’était il y a seulement deux ans. »