De Steinbeck à Trump, la figure du migrant, reflet de notre époque
De Steinbeck à Trump, la figure du migrant, reflet de notre époque
Des livres de John Steinbeck aux photos de Dorothea Lange, et jusqu’au propos de Donald Trump, le professeur de philosophie Thomas Schauder réfléchit à la représentation des migrants dans nos sociétés.
« Migrant mother », Californie, 1936, « Migratory Cotton Picker », Arizona, 1940. / © The Dorothea Lange Collection, the Oakland Museum of California, City of Oakland. Gift of Paul S.
Chronique Phil’d’actu. C’est l’histoire d’une famille surendettée, qui fuit son pays pour ce qu’elle croit être un eldorado. Rejetée et insultée par les habitants du pays fantasmé, exploitée par des patrons qui ne pensent qu’à toujours augmenter leur profit, elle devra lutter non seulement pour sa survie, mais aussi pour conserver sa dignité…
Nous ne sommes pas en 2018, et la famille Joad ne vient ni du Honduras ni d’Afrique subsaharienne. Nous sommes dans les années 1930, aux Etats-Unis. A cette époque, la conjonction de la crise économique de 1929 et de catastrophes climatiques (inondations, tempêtes de poussière) pousse des milliers de paysans sur les routes, en direction de la Californie.
Là, ils s’entassent dans des campements de fortune, travaillent comme journaliers pour un salaire de misère, et leurs rares révoltes sont sévèrement réprimées. Voici l’histoire que raconte John Steinbeck (1902-1968) dans Les Raisins de la colère, paru en 1939. C’est également cette histoire que montrent les photographies de Dorothea Lange (1895-1966) que l’on peut voir au Jeu de paume, à Paris, jusqu’au 27 janvier 2019. Une histoire qui résonne étrangement aujourd’hui.
Comme de nombreux paysans des Grandes Plaines du centre des Etats-Unis, les Joad se sont adonnés à la monoculture (en l’occurrence du coton) qui a fragilisé et appauvri la terre. S’ensuivent de mauvaises récoltes, et donc la nécessité de s’endetter. Et quand arrive le « Dust Bowl » (tempêtes de poussières liées à la fois à la sécheresse et à la dégradation des sols), ils se retrouvent ruinés, chassés de leurs terres et de leur maison par la banque.
Dans cette histoire, les événements semblent s’enchaîner de manière nécessaire, comme dans une tragédie antique. Steinbeck s’attache à montrer la déshumanisation aussi bien des techniques agricoles que du système économique. L’être humain est ainsi déresponsabilisé : il n’agit pas par volonté. Qui peut en vouloir à celui qui ne fait qu’appliquer la procédure ? N’a-t-il pas besoin de nourrir sa famille, lui aussi ?
Dès lors, comment maintenir la possibilité d’une relation éthique, basée sur le respect de la personne ? Comment ne pas sombrer dans la folie et comment rester digne, envers et contre tous ? C’est à cette tâche que va s’atteler, d’abord, la famille Joad. Et c’est cette dignité qui nous touche dans les photographies de Lange de ces années-là.
Redonner de l’humanité à ces travailleurs
« Ce qui caractérise le travail de Lange, c’est son empathie avec ses sujets. Elle
s’entretient avec eux et écrit des textes de plus en plus longs pour citer leur témoignage, contextualiser l’image et la mettre en perspective sociologique, économique, politique », déclare Pia Viewing, la commissaire de l’exposition du Jeu de paume. Redonner la parole, montrer les yeux, les visages, les mains : l’écrivain et le photographe partagent la même volonté de remettre l’être humain au centre. Non pas comme un chiffre, ni même comme une victime, mais comme une personne.
« Migratory Cotton Picker », Arizona, 1940. / © The Dorothea Lange Collection, the Oakland Museum of California
La personne, c’est bien elle qui a tendance à être occultée, aujourd’hui comme hier, dans ces vastes mouvements de population. Pour les Californiens, les « Okies » (surnom qu’on donnait aux migrants venus de l’Oklahoma) sont perçus comme une menace, mais aussi comme une opportunité, pour les employeurs, de faire baisser les salaires – celui qui doit nourrir sa famille préférant une somme misérable à rien du tout.
Ce paradoxe ne fonctionne que grâce à une violence policière institutionnalisée : il s’agit de maintenir les migrants dans une situation très inconfortable, pour que leurs exigences restent basses, et mater sévèrement les mouvements de grève. Au mépris va s’ajouter une figure haïssable, qui, à elle seule, permet de justifier la violence : les « rouges », les « extrémistes » qui ne cherchent qu’à « faire du chambard ».
Une figure de l’ennemi
Aujourd’hui, l’histoire semble se répéter. Qu’on écoute la rhétorique de Donald Trump proposant d’envoyer des milliers soldats à la frontière mexicaine pour empêcher « l’invasion » des caravanes de migrants venus d’Amérique centrale, au prétexte qu’elles contiendraient des gangs, des « gens redoutables ».
Qu’on l’écoute accuser ceux qui sont favorables à leur accueil de soutenir la criminalité. Qu’on remarque que ce même argument est utilisé en France pour dénoncer l’accueil des réfugiés, au prétexte que des djihadistes se cacheraient parmi eux. Bien sûr que le risque existe, mais ne s’agit-il pas plutôt d’une figure de l’ennemi, permettant de légitimer la violence et l’abandon de toute morale, de pouvoir être en paix avec sa conscience ?
John Steinbeck l’écrivait déjà : « Le travail de l’homme et de la nature, le produit des ceps, des arbres, doit être détruit pour que se maintiennent les cours [sur les marchés financiers], et c’est là une abomination qui dépasse toutes les autres. Des chargements d’oranges [sont] jetés n’importe où. Les gens viennent de loin pour en prendre, mais cela ne se peut pas. Pourquoi achèteraient-ils des oranges à vingt cents la douzaine, s’il leur suffit de prendre leur voiture et d’aller en ramasser pour rien ? Alors des gens armés de lances d’arrosage aspergent de pétrole les tas d’oranges, et ces hommes sont furieux d’avoir à commettre ce crime et leur colère se tourne contre les gens qui sont venus pour ramasser les oranges. Un million d’affamés ont besoin de fruits, et on arrose de pétrole les montagnes dorées. »
« Japanese Children with Tags », 1942. / © The Dorothea Lange Collection, the Oakland Museum of California
L’histoire que racontent les photographies de Dorothea Lange, c’est celle de ce besoin
d’une figure à haïr. Celle-ci change d’une époque à l’autre. Ainsi, après que le New Deal et l’économie de guerre ont permis aux migrants du Sud de trouver une place dans la société californienne, le gouvernement ordonne l’internement de plus de 110 0000 citoyens américains d’origine japonaise, en 1942. Un nouvel ennemi de l’intérieur se dessine, justifiant l’abandon de l’état de droit. Le témoignage de Lange, pourtant mandatée par la War Relocation Authority, sera censuré jusqu’en 2006.
Selon Pia Viewing, « les images de Lange nous touchent encore aujourd’hui, parce qu’elles tendent vers l’universel et l’intemporel ». Il en va de même du récit de Steinbeck, dont il y aurait encore beaucoup à dire (sur la foi, la famille, les valeurs). Raconter une histoire, par l’image ou le texte, c’est aussi permettre aux autres de s’y reconnaître et d’y confronter leur propre histoire.
C’est justement ce qu’a raté le président de la République lors de son « itinérance mémorielle » célébrant le centenaire de 1918, lors de laquelle il a privilégié le cérémoniel à la transmission, à l’écoute de la voix des poilus. L’histoire, bien sûr, ne se répète pas à l’identique. Mais il reste des constantes. Le combat de l’être humain pour sa survie et sa dignité dans un système qui mêle inhumanité et rejet de l’autre en est une. Nous serions avisés de nous en souvenir.
Pour aller plus loin :
- John Steinbeck, « Les Raisins de la colère ».
- Dorothea Lange : Politiques du visible, du 16 octobre au 27 janvier 2019, Jeu de paume, à Paris.
A propos de l’auteur
Thomas Schauder est professeur de philosophie en classe de terminale à Troyes (Aube). Vous pouvez retrouver l’intégralité de ses chroniques Phil’ d’actu, publiées un mercredi sur deux sur Le Monde.fr/campus, sur son site Internet, qui référence également ses autres travaux.