Des athlètes kényans lors du championnat national de cross, à Nairobi, en février 2016. / STRINGER / AFP

Elégance discrète et crâne lisse, l’Australien Brett Clothier dirige depuis dix-huit mois l’Unité d’intégrité de l’athlétisme (UIA), mise sur pied par la Fédération internationale. Lorsqu’il a débarqué à Monaco, siège de l’instance, avec ses chaussures en cuir et ses enquêteurs spécialistes du crime organisé, Brett Clothier a été « surpris » par l’ampleur du dopage. Qu’a-t-il bien pu se dire en ouvrant le dossier du Kenya ? Le pays roi de l’endurance, dont on a longtemps expliqué les succès par la magie des « hauts plateaux », se débat ces dernières années avec une multitude de cas de dopage impliquant stars et anonymes – 131 cas depuis 2004.

L’ombre portée de la Russie lui a longtemps accordé une relative tranquillité, mais depuis deux ans, l’Agence mondiale antidopage (AMA) et la Fédération internationale d’athlétisme remuent la poussière dans la vallée du Rift. Le Kenya tousse, sans pour autant perdre sa domination d’ensemble sur les longues distances et les grands marathons.

« La situation était difficile et elle l’est toujours, admet Brett Clothier, rencontré à Louvain (Belgique) en marge d’un séminaire sur la gouvernance du sport. Il y a un risque très élevé de dopage là-bas. » Un risque caractérisé par la présence du Kenya sur la liste des pays à surveiller particulièrement par l’UIA. Il y côtoie Bahreïn (dont plusieurs athlètes de haut niveau sont des Kényans naturalisés), l’Ethiopie, l’Ukraine et la Biélorussie.

« Il ne faut pas accuser trop facilement les autorités kényanes, car le problème est très compliqué à régler. Il faut beaucoup de monde pour travailler dessus et une vraie collaboration entre tous les acteurs. Y compris les organisateurs de marathons et les manageurs. L’ADAK [Agence kényane antidopage] et le gouvernement tentent de changer des choses, assure le directeur de l’UIA. La succession de contrôles positifs n’y est pas pour rien. »

Asbel Kiprop, champion olympique du 1 500 mètres ; Ruth Jebet, championne olympique du 3 000 mètres steeple (sous pavillon bahreïni) ; Kipyegon Bett, médaillé de bronze mondial du 800 mètres ; Samuel Kalalei, vainqueur du marathon d’Athènes ; Lucy Wangui, vainqueure du marathon de Milan. Voilà pour les plus connus des Kényans contrôlés positifs en 2018. Au point que chaque performance d’un compatriote est accueillie par un haussement d’épaules ou un sourire, pour les plus cyniques. Du record du monde du 3 000 mètres steeple pulvérisé par l’anonyme Beatrice Chepkoech, en juillet, à celui du marathon amélioré en septembre par la star Eliud Kipchoge, pourtant très contrôlée.

Dopage d’opportunité et non institutionnalisé

Le 28 septembre, l’UIA et l’AMA ont présenté un état des lieux, fruit de près de deux ans d’enquête. Conclusions : les Kényans se font attraper parce qu’ils se dopent mal. Un dopage d’opportunité, désorganisé et non institutionnalisé comme en Russie, reposant sur des substances facilement détectables comme la nandrolone ou l’EPO. Cette dernière, l’hormone la plus efficace du dopage sanguin, s’achète comme un Doliprane auprès du pharmacien local, qui y voit l’opportunité d’un petit billet sans gros scrupules, dans un pays où l’éducation à la lutte antidopage a longtemps été inexistante.

« Le dopage au Kenya est différent des autres structures de dopage découvertes ailleurs dans le monde, et requiert donc une approche différente », expliquait l’enquêteur en chef de l’AMA, Günter Younger, réclamant l’implication de tous les acteurs – institutionnels, médicaux et sportifs – et le développement d’un réseau de lanceurs d’alerte sur place.

Le Kenya concentre, à lui seul, environ un quart de l’attention des enquêteurs de l’UIA, et 22 % des contrôles hors compétition. Mais, plus encore qu’ailleurs, les contrôles ne suffisent pas à endiguer le phénomène. D’abord parce que, jusqu’au mois de septembre, le Kenya, comme le reste de l’Afrique, ne disposait pas d’un laboratoire accrédité par l’AMA, ce qui compliquait l’organisation de contrôles inopinés, jugés plus efficaces que ceux pratiqués en compétition. Ensuite parce que la base d’athlètes à contrôler est considérable.

De gauche à droite : Brett Clothier, directeur de l’UIA, Japther Rugut, directeur de l’Agence kényane antidopage, et Günter Younger, enquêteur en chef de l’AMA ont présenté, le 27 septembre 2018, le résultat de deux ans d’enquête sur le dopage au Kenya. / YASUYOSHI CHIBA / AFP

« Un millier de Kényans gagnent leur vie dans les marathons »

« La situation du Kenya est tout à fait unique en raison du succès des courses sur route, développe Brett Clothier. En athlétisme, c’est ce qui rapporte le plus. Il y a des milliers de courses dans le monde qui rapportent, pour un Kényan, énormément d’argent. Ajoutez cela au fait que le Kenya a la plus grosse densité de coureurs sur route et vous avez un millier de Kényans qui gagnent leur vie dans les marathons. » Et de poursuivre :

« On peut gagner 20 000 dollars sur une course en Chine ou en Australie dont vous n’entendrez jamais parler. Le vainqueur de cette course peut être un Kényan classé au 500e rang dans son propre pays, donc qui ne fera pas partie du groupe d’athlètes ciblés. C’est une économie importante localement, autour de laquelle s’est développé un marché noir des produits dopants. La situation est très volatile. Les produits dopants sont faciles à obtenir et les procédés sont connus de tous. »

Comme l’est la corruption institutionnalisée, autre chantier du sport kényan. Un dossier que les diverses autorités ont aussi pris en main. En août, le secrétaire général de la fédération d’athlétisme et membre du conseil exécutif de l’IAAF, David Okeyo, a été suspendu à vie pour avoir détourné l’argent versé par Nike. En octobre, sept haut dirigeants du sport kényan, dont l’ancien ministre Hassan Wario et le président du comité olympique Kip Keino, ont été mis en cause dans une autre affaire de détournements de fonds publics. Vendredi 16 novembre, le statut de cette légende de l’athlétisme, âgée de 78 ans, est passé d’inculpé à « témoin à charge ».