Des voitures ont été incendiées dans le secteur des Champs-Elysées, samedi 1er décembre. / Julien Muguet pour Le Monde

La fumée noire des voitures incendiées se mêle au panache blanc des gaz lacrymogènes dans le ciel de la place de l’Etoile, à Paris. Il est 17 heures, la nuit tombe sur le rond-point le plus célèbre de France, et le tableau ressemble à un curieux résumé : celui d’une journée où les “gilets jaunes” les plus virulents et l’impressionnant dispositif des forces de l’ordre se sont disputé le contrôle de l’Arc de triomphe et des avenues voisines, dans une atmosphère de plus en plus violente au fil des heures.

Les policiers, échaudés par l’expérience de samedi dernier, avaient pourtant sécurisé en amont l’avenue des Champs-Elysées, pour éviter de revoir les mêmes scènes de destruction. Pour un résultat mitigé : plutôt que de se concentrer sur une artère, les manifestants ont occupé alternativement différents axes, passant de l’avenue Foch à celle de la Grande armée, de Friedland à Mac-Mahon, au gré des avancées de colonnes de CRS, dans un étrange chassé-croisé.

Toute la journée, de grands mouvements de foule balaient le terre-plein de l’Etoile, au rythme des tirs de grenades de désencerclement. Les forces de l’ordre ne lésinent pas sur le matériel, et plusieurs milliers de cartouches sont tirées. A quelques reprises, la police évacue entièrement les lieux à l’aide de bombes lacrymogènes. Mais c’est pour mieux voir revenir les manifestants, quelques minutes plus tard, autour de la tombe du soldat inconnu.

Un contenu de cette page n'est pas adapté au format mobile, vous pouvez le consulter sur le site web

A côté des casseurs, une majorité au profil moins belliqueux

Difficile de décrire cette foule, dense, hétéroclite. Parmi elle, nombre de casseurs, venus en découdre avec les forces de l’ordre. Mais ils côtoient une majorité au profil moins belliqueux, bien décidée à rester sur place, dans une forme de résistance passive. Les minutes passant, les rangs des premiers se garnissent, soutenus aussi par les habituels « touristes de l’émeute », sans gilets jaunes, attirés par la perspective de la castagne.

La situation se crispe particulièrement autour de l’avenue Kléber. Les manifestants ont mis le feu à plusieurs véhicules, dont des engins de chantier. Une foule remontée encadre le brasier, que tentent d’éteindre quelques pompiers. Un jeune homme saisit un Vélib et le jette dans le feu, tandis qu’un autre se saisit d’un manche de pelle pour abattre des caméras de sécurité. Il y a de l’euphorie, de la peur aussi. Soudain, le mot passe : « les CRS chargent ! » Les manifestants s’éparpillent dans les rues adjacentes. Quelques minutes plus tard, ce sont des établissements qui prennent feu : un restaurant avenue de la Grande armée et un hôtel particulier, à l’angle de la place de l’Etoile.

Au fur et à mesure, les bilans des interpellations, des blessés et des dégradations s’alourdissent à l’unisson. Au moins 110 personnes ont été blessées, dont 17 membres des forces de l’ordre – samedi dernier, 24 personnes avaient été blessées –, et 270 personnes ont été interpellées, indique en fin de journée la préfecture de police.

Les signes partisans restent, eux, minoritaires. Un drapeau à croix celtique, symbole de l’extrême droite, a bien été brandi de bon matin sur une barricade. Mais impossible d’extrapoler à l’ensemble des manifestants. Une seule chose est sûre : nombreux sont ceux qui sont venus bien préparés, équipés de masque à gaz et de lunettes de protection.

« De toute façon on n’en peut plus, ça va péter »

Et les revendications des gilets jaunes dans tout cela ? Elles seront peu à peu passées au second plan, au cours d’une journée dont il était évident, dès le matin, qu’elle dégénérerait. Ils étaient pourtant nombreux à être venus sans intention de participer aux violences. Comme ces cinq amis venus de Dieppe pour « défendre leur pouvoir d’achat » et dénoncer la « déconnexion » des responsables politiques. Ou Philippe, qui entendait alerter sur la situation des retraités ponctionnés « comme des vaches à lait » par le pouvoir. Ou encore Edmond, qui a fait le déplacement de Cambrai, lui qui est obligé de venir en aide à son fils de 40 ans qui peine à nourrir ses quatre enfants.

Des doléances largement recouvertes par le bruit des émeutes. Certains d’entre eux ne se faisaient d’ailleurs pas trop d’illusion, comme Michèle, qui se réjouissait, l’air ironique, d’avoir au moins découvert, à 71 ans, l’odeur des lacrymos. Non loin d’elle, Antoine, jeune retraité, résumait le sentiment global : « Si c’est pas avec les gilets jaunes, ça sera avec le prochain mouvement, mais de toute façon on n’en peut plus ; ça va péter. » Il n’était alors que 14 heures, et il ne pensait pas avoir raison aussi rapidement.

Vers 19 h 30, la place de l’Etoile s’est vidée d’une grande partie de ses manifestants. Les camions lanceurs d’eau stationnent sur la chaussée tandis que la circulation a été en partie rouverte. Quelques dizaines de manifestants restent sur place, aux cris de « Macron démission ». Mais les forces de l’ordre ont clairement repris le contrôle de la situation, après une longue période de flottement à la tombée du jour.