Arts visuels : la belle endormie ivoirienne se réveille
Arts visuels : la belle endormie ivoirienne se réveille
Par Roxana Azimi (contributrice Le Monde Afrique)
Les projets se multiplient dans le pays qui avait disparu des radars culturels pendant sa décennie de crise politico-militaire.
A la Fondation Donwahi, à Abidjan (Côte d’Ivoire), en avril 2016. / ISSOUF SANOGO / AFP
Les contours en sont encore flous, mais la promesse est de taille. Le Musée national Picasso-Paris envisage d’exposer fin 2019 une trentaine d’œuvres du maître andalou au Musée des civilisations de Côte d’Ivoire, à Abidjan, avec le concours du Quai Branly. Mais avant cela, prévient Laurent Le Bon, directeur de l’institution parisienne, « il faudra que le musée entreprenne des travaux de mise en conformité… Et on devra aussi trouver le financement ».
En attendant, il n’est pas anodin qu’une telle exposition soit prévue à Abidjan plutôt qu’à Dakar, où s’ouvre pourtant le 6 décembre un Musée des civilisations noires flambant neuf. Lentement mais sûrement, la première puissance économique de l’Afrique de l’Ouest francophone sort de son apathie culturelle. Un indice en est le projet du Centre Pompidou, qui envisage pour 2021 une exposition racontant le séjour de l’artiste américain Jean-Michel Basquiat en Côte d’Ivoire, quelque temps avant sa mort.
On revient de loin ! Depuis la crise politico-militaire de 2002, le pays avait disparu des radars culturels. Le Musée des civilisations fut pillé en 2011 et abandonné à son triste sort jusqu’à sa réouverture en 2017. A la différence du Sénégal, la Côte d’Ivoire a privilégié le développement économique plus que culturel. Et au sein même de ce dernier domaine, « le poids de la musique est écrasant », souligne la photographe ivoirienne Joana Choumali : « Ici, quand on dit qu’on est artiste, les gens pensent au coupé-décalé ou au reggae. Les arts visuels sont les parents pauvres. »
Bruits de bottes
L’énergique Illa Donwahi, à la tête de la fondation d’art contemporain qui porte son nom, à Abidjan, se montre plus sévère. « On a longtemps été des enfants gâtés, on se suffisait à nous-mêmes, il y avait un marché intérieur pour les artistes, tout le monde migrait en Côte d’Ivoire. On avait le même complexe de supériorité que la France, on se moquait des Burkinabés, des Nigérians, on vivait en vase clos », dit-elle. Une belle assurance qui a volé en éclats dans le fracas de la guerre civile. « En 2011, au moment de la crise [post-électorale], on a fermé pendant un mois, se souvient Simone Guirandou, qui avait alors sa galerie dans le quartier des Deux Plateaux. Dès qu’il y a des bruits de bottes, les gens se cloîtrent. »
Avant même la montée de fièvre politique, plusieurs artistes ivoiriens avaient pris le large. Ernest Dükü s’est formé au début des années 1980 aux Arts déco, à Paris, et y est resté. Ouattara Watts est lui aussi parti, en 1977, faire ses études à Paris avant de s’envoler pour New York, où il a posé ses bagages depuis trente ans. Le sculpteur Jems Koko Bi a fait ses gammes en 1995 à la Kunstakademie de Düsseldorf et s’est installé après ses études à Essen, dans la Ruhr. « Maintes fois j’ai voulu revenir, mais à chaque fois il y avait des événements, raconte-t-il. S’il n’y avait pas eu cette succession d’incidents, je ne serais pas resté aussi longtemps en Allemagne. »
L’exode massif des expatriés français en 2011 a aussi porté atteinte au marché intérieur ivoirien. Pourtant, un an après, la Française Cécile Fakhoury a ouvert à Abidjan une galerie de 600 m2 sur un lopin de terre planté d’un magnifique ficus, en plein quartier résidentiel de Cocody. Elle ne recensait alors que deux à quatre collectionneurs locaux. Aujourd’hui encore, sa galerie réalise 90 % de son chiffre d’affaires à l’étranger. Mais, la jeune femme en est convaincue, les mentalités changent à la faveur du retour de la diaspora. « La Côte d’Ivoire peut devenir une locomotive de l’Afrique de l’Ouest. Il y a ici des acteurs, de l’argent, une aura », martèle-t-elle. Son énergie a d’ailleurs fait des émules. En 2015, la galerie Guirandou a déménagé dans le même quartier, dans un très bel espace mitoyen du Goethe Institut.
« Vivre avec la forêt »
Signe des temps, beaucoup d’artistes ont récemment choisi de revenir en Côte d’Ivoire avec l’idée de faire bouger les lignes. Ouattara Watts expose actuellement pour la première fois dans son pays, à la Galerie Cécile Fakhoury (« Before looking at this work, listen to it », jusqu’au 26 janvier 2019) et à la Rotonde des arts. A terme, il rêverait d’ouvrir une résidence pour accueillir ses confrères étrangers. « Picasso n’est pas venu en Afrique, il l’a imaginée. Mais les artistes aujourd’hui veulent avoir une expérience du continent », dit-il. Ernest Dükü enseigne depuis trois ans aux Beaux-Arts d’Abidjan, en rêvant d’en dépoussiérer la pédagogie et de rompre avec certains mauvais réflexes. « Les étudiants sont obnubilés par le marché plutôt que par la création, regrette-t-il. Si la créativité est là, les accompagnements nécessaires sont absents. »
« Dogon Culture », de Ouattara Watts, 2018. / Courtesy of the artist and Galerie Cécile Fakhoury
Parmi les manques, un musée d’art contemporain que tous appellent de leurs vœux, ainsi qu’un rendez-vous sur le modèle du MASA, le festival des arts vivants organisé tous les deux ans à Abidjan. Jems Koko Bi contribuera au débat en annonçant, en décembre, une nouvelle Biennale des arts et de l’environnement, dont la première édition est prévue pour octobre 2019 dans la luxuriante forêt de la Nawa (sud-ouest). « Je veux montrer qu’il y a du talent dans les zones rurales, et aussi qu’on peut vivre avec la forêt sans l’écraser, que si on abat un arbre il faut en planter d’autres », dit-il. Une vingtaine d’artistes, notamment du land art, seront conviés à cette manifestation, qui s’appuie sur plusieurs tutelles, le ministère de la culture et celui des eaux et forêts, et compte sur des financements européens. Illa Donwahi entend aussi lancer en septembre 2019 le festival Africa Foto Fest, en partenariat avec Addis Foto Fest qui se tient à Addis-Abeba.
L’artiste Valérie Oka milite pour sa part pour la création d’une foire. Car les artistes ivoiriens commencent à se faire si ce n’est un nom, du moins une cote à l’étranger. Une œuvre de la jeune coqueluche Yéanzi a été adjugée pour 67 600 euros chez Piasa, à Paris, mi-novembre. « Il faudrait une vingtaine de nouveaux collectionneurs et de nouvelles structures pour donner un coup de fouet » au marché, estime Ernest Dükü. Le potentiel est tel que Hicham Daoudi, patron de la maison marocaine de ventes aux enchères CMOOA, envisage d’organiser en 2019 une vente à Abidjan. En priant pour que l’élection présidentielle de 2020 ne débouche pas sur un nouveau chaos…