Lors des Débats du « Monde Afrique », au Grand Théâtre national de Dakar, le 22 novembre 2018. / Stéphane Tourné pour Le Monde

Embarcadère du port de Dakar, jeudi 22 novembre. Trois jeunes filles en uniforme du prestigieux internat Mariama-Bâ de l’île de Gorée se dirigent vers Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’éducation nationale sous François Hollande (de 2014 à 2017) et invitée des quatrièmes Débats du Monde Afrique.

Quatre heures plus tôt, au Grand Théâtre national de la capitale du Sénégal, elle a vivement condamné l’annonce par le gouvernement français de la multiplication par quinze des droits d’inscription pour les étudiants étrangers dans les universités françaises. Dans le public, la réaction a été mêlée. Quelques voix se sont élevées pour dénoncer une mesure qui frappera de plein fouet les étudiants sénégalais. Mais la tonalité dominante a été combative. En substance : la France ne veut plus de nous ? Soit. Que les jeunes sénégalais fassent leurs études au pays et y demeurent pour contribuer à son développement !

Sur l’embarcadère, pourtant, le ton est tout autre. Une des trois jeunes filles se détache du groupe. Regard intense, voix vibrante, argumentation et éloquence conformes à l’excellence des pensionnaires de son lycée, qui affiche 100 % de réussite au bac et 26 mentions pour 31 candidats cette année. « Madame. Nous étions dans la salle ce matin. Nous n’avons pas osé parler et je puis vous certifier que nous ne sommes pas les seules. Cette mesure nous condamne, elle ferme notre avenir. Personne ne nous défendra en France, nous en avons conscience. Nous vous en conjurons : soyez notre porte-parole. » Puis elle décrit les contradictions d’une jeunesse écartelée entre fierté nationale et rêve d’ailleurs.

Un levier de croissance

Le débat sur l’enseignement supérieur sénégalais ne se réduit pas aux études à l’étranger, même si la mesure française affleure dans toutes les conversations. Chaque fois qu’on parle d’éducation, d’orientation, c’est le même dilemme. Les destins individuels croisent les enjeux de développement et il est toujours difficile de savoir lequel des deux privilégier. Alors, pour prendre de la hauteur sur ces thèmes, éclairer un débat complexe et aider les jeunes Sénégalais à faire des choix, une trentaine d’experts ont convergé vers Dakar pour deux journées très remue-méninges, les 22 et 23 novembre.

Afin que les étudiants comme les amoureux du débat d’idées y trouvent leur compte, Le Monde Afrique avait pensé des thèmes permettant d’interroger les choix du pays et d’apporter des éléments d’orientation aux étudiants. Ont été interrogés l’adéquation des formations avec les besoins de l’économie, mais aussi le choix des filières du supérieur, quand 80 % des étudiants optent pour les humanités. Aux débats intellectuels se sont ajoutées des master classes conçues pour ceux qui se cherchent un avenir et une réflexion sur les compétences qui seront nécessaires dans le monde de demain.

Le premier ministre sénégalais, Mahammed Boun Abdallah Dionne, et le président du directoire du groupe Le Monde, Louis Dreyfus, à Dakar, le 22 novembre 2018. / Stéphane Tourné pour Le Monde

Dans une ville qui compte une université virtuelle, l’UVS, la place des MOOC, ces contenus d’enseignement en ligne gratuits, cristallise les espoirs comme les craintes. « Faut-il vraiment continuer à construire des universités en dur », s’est même demandé Frédéric Bardeau, le cofondateur de Simplon ? Artisan de cette plateforme qui offre des formations à des métiers d’avenir, en France au départ et désormais sur les cinq continents, cet entrepreneur social a déjà ouvert deux écoles au Sénégal et estime que son modèle répond aux attentes d’une Afrique jeune qui a soif de connaissances et, surtout, de compétences. Une réponse à l’augmentation démographique prévue pour les années à venir, couplée à une hausse du nombre de jeunes bacheliers, dans ce pays où les familles sont prêtes à beaucoup sacrifier pour offrir la meilleure éducation à leurs enfants.

Ce modèle qu’il promeut a été enrichi par l’expérience développée par Dimitrios Noukakis, de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL, en Suisse), qui a mis en place un bouquet de MOOC à destination de l’Afrique. Comme l’a rappelé Abdoullah Cissé, doyen de la faculté de sciences juridique et politique de l’université Gaston-Berger, à Saint-Louis, il y a désormais urgence à penser autrement, « à sortir de nos schémas habituels », l’éducation étant un levier majeur pour faire décoller le pays et le hisser en 2035 dans le groupe des émergents. La Banque mondiale n’a d’ailleurs pas manqué de le souligner dans sa dernière livraison d’indicateurs, où le capital humain tient lieu de facteur de croissance.

« Si vous avez le très haut débit sur tout le territoire, vous pouvez avoir un amphithéâtre à la taille du pays », a ajouté Abdoullah Cissé, pointant l’idée qu’il faut définitivement en finir avec le modèle classique d’un enseignement en présentiel nécessitant bureaux, amphithéâtres et surtout un nombre considérable de professeurs. Une ressource qui sera difficile à trouver, à former et à rémunérer.

Des diplômes dépassés

Si un mot est revenu de façon récurrente durant ces deux jours, c’est bien celui de « créativité ». Comme l’a rappelé Marc-François Mignot-Mahon, le président de Galileo Global Edition, c’est la clé de la réussite. « Etre créatif, c’est un état d’esprit. Et c’est en vous ! », a-t-il répété aux étudiants. Si tous les intervenants se sont accordés sur le fait qu’il serait difficile pour l’Afrique de créer chaque année les 20 millions d’emplois que le Fonds monétaire international (FMI) appelle de ses vœux en restant dans des modèles classiques, une majorité d’interlocuteurs ont avancé qu’il fallait que chacun crée soi-même son emploi, afin de sortir d’un modèle qui tourne en rond sans intégrer les nouveaux venus sur un marché du travail trop étroit.

D’autant que les tables rondes sur les hydrocarbures ont tué dans l’œuf l’idée que c’était un secteur massivement créateur d’emplois. Les experts n’ont pas manqué de rappeler aux étudiants qu’avant qu’ils ne soient appelés à prendre le relais sur les plateformes pétrolières, des générations d’ingénieurs formés en Europe auront assuré la mise en exploitation des gisements… Ceux qui croyaient encore au mirage de ces nouvelles richesses ont quitté les amphithéâtres moins optimistes sur ces formations classiques, mais plus ouverts à d’autres approches.

De g. à dr. : Hamidou Dia, chercheur à l’Institut de recherche pour le développement ; Senghane Mbodji, directeur de l’enseignement supérieur privé au ministère sénégalais de l’enseignement supérieur ; Marc-François Mignot-Mahon, président de Galileo Global Edition ; Eric Pignot, cofondateur d’Enko Education ; et, de dos, Emmanuelle Bastide, journaliste à RFI. / Stéphane Tourné pour Le Monde

Surfant sur ces analyses, Abdoullah Cissé a estimé que les diplômes, tels que nous les connaissons, sont eux aussi dépassés et qu’en revanche, « l’avenir passera par les microformations certifiantes ». Un prolongement logique aux tables rondes sur les MOOC, où il avait été expliqué comment chacun peut désormais confectionner son menu d’apprentissage en fonction de ses besoins. En deux jours, donc, les écoles les plus classiques et leurs sacro-saints diplômes ont pris un sérieux coup de vieux, comme le débat très politique entre enseignement privé et public qui fait pourtant rage à Dakar. La leçon est claire : l’avenir sera imaginatif ou ne sera pas !