Contre les crimes de l’EI, « le pire serait de considérer que le droit n’est pas pertinent »
Contre les crimes de l’EI, « le pire serait de considérer que le droit n’est pas pertinent »
Propos recueillis par Stéphanie Maupas (La Haye, correspondance)
Le chef de l’équipe d’enquête de l’ONU, Karim Khan, défend l’approche juridique pour combattre les djihadistes et leur influence.
Funérailles d’une victime d’une attaque terroriste revendiquée par l’EI, à Surabaya, en Indonésie, le 16 mai. / JUNI KRISWANTO / AFP
Le chef de l’équipe d’enquête des Nations unies, établie en septembre 2017, pour collecter les preuves des crimes commis par l’organisation Etat islamique (EI) en Irak, présentait son premier rapport d’étape devant le Conseil de sécurité des Nations unies mardi 4 décembre. Nommé fin mai pour diriger l’enquête, et installé à Bagdad depuis octobre, Karim Khan explique au Monde sa mission.
Quelle est la nature et l’étendue de votre mandat ?
Le premier volet consiste à collecter et à analyser les preuves des crimes de l’EI, et à enquêter en travaillant de façon rapprochée avec les autorités irakiennes. Le second volet s’intéresse à la nature même de Daech [acronyme arabe de l’EI]. Il reconnaît que le groupe n’évolue pas dans des frontières limitées, mais que son ambition s’étend et serpente du Pakistan à l’Afghanistan, de l’Irak à l’Afrique du Nord et à l’Europe, si tragiquement.
J’ai pour mandat de pointer la responsabilité de Daech dans le monde entier. C’est important : cela tient compte du fait que ce groupe criminel est alimenté par une idéologie qui ne reconnaît pas le système de l’Etat-nation. Tout Etat membre de l’ONU peut demander l’assistance de l’équipe d’enquête pour les crimes commis par l’EI sur son territoire. Si une telle demande est faite formellement, je suis tenu de la soumettre au Conseil de sécurité des Nations unies, qui décidera ou non d’autoriser la transmission des procédures [à l’Etat concerné].
Une fois que nous aurons obtenu les éléments de preuve, que nous aurons conclu à la classification juridique des crimes – génocide et crimes contre l’humanité – et identifié les individus, nous remettrons cela à des autorités nationales.
L’une des difficultés qui a émergé avec la création de ce mécanisme d’enquête est le fait que l’Irak pratique toujours la peine de mort, en contradiction avec les valeurs des Nations unies. Quelle solution voyez-vous ?
Laissez-moi commencer par rassembler des preuves, puis nous déciderons et trouverons une solution, j’en suis sûr.
Une solution qui respecte les valeurs des Nations unies ?
Bien sûr. Nous enquêtons sur la base du fait que l’Irak est le principal destinataire des preuves rassemblées dans le pays, avec la liberté de les transmettre à d’autres Etats. Nous travaillons côte à côte avec la communauté internationale. Les crimes qui semblent avoir été commis par Daech sont si ignobles qu’ils nécessitent une unité dans l’approche. C’est un exploit remarquable, au regard du paysage international actuel, des fractures et des divisions entre différents Etats, et rien ne présumait que le Conseil puisse être uni sur cette question.
En Irak, en Syrie, en Afghanistan, en Europe, en Afrique du Nord, nous connaissons l’effet corrosif des activités de Daech sur la paix et la sécurité internationales. Le Conseil de sécurité a décidé d’un mécanisme pour garantir le respect de l’Etat de droit dans le cadre d’une solution, et il est impératif de veiller à ce qu’il y ait une procédure régulière et adéquate basée sur des preuves.
Plusieurs pays européens, dont la France, laissent à l’Irak le soin de juger leurs ressortissants impliqués aux côtés de l’EI – tout en sachant que l’Irak pratique la peine de mort ou conduit des procès expéditifs. La création de ce mécanisme n’est-elle pas une façon pour ces pays d’échapper à leurs responsabilités ?
Non. En cette période de divisions politiques que nous observons dans le monde entier sur une multitude de problèmes, les quinze membres du Conseil de sécurité et le gouvernement irakien sont unis sur ce point. Et je ne pense pas que la résolution soit motivée par autre chose que la reconnaissance du danger que représente Daech, et pas seulement en Irak. Le mandat de l’enquête n’est pas limité, il est global.
Les crimes de Daech sont inacceptables et relèvent d’histoires que nous avons lues sur le Moyen Age, où l’on brûlait les hérétiques. Et ce que la communauté internationale a déclaré, y compris les pays arabes, y compris l’Irak, c’est que nous n’acceptons pas cela.
L’un des moyens importants pour traiter ce problème est de reconnaître la souffrance, et de faire la lumière sur les groupes criminels eux-mêmes. De revenir à l’Etat de droit pour qualifier la conduite que tant de gens ont vue à la télévision et dont ils ont entendu parler par des survivants comme Nadia Murad [Prix Nobel de la paix et ex-otage de l’EI]. La pire des choses serait que le droit ne soit pas considéré comme pertinent. Je pense que l’objectif est louable et qu’il souligne toute la pertinence du droit international.
Ce n’est pas une sorte d’exercice cosmétique, mais une enquête sérieuse. Je ne veux pas créer des archives ou accumuler la poussière, les crimes sont trop importants et les victimes ont suffisamment souffert. Je veux que cela permette d’enclencher des procédures judiciaires dès que les dossiers seront prêts.
Qui sont les victimes ?
Les victimes sont chiites, sunnites, chrétiennes, yézidies, turkmènes, kakaïs, hommes, femmes et enfants. Chaque segment de l’humanité a souffert. Et le mal que représente Daech, et c’est ce qui m’oblige, relève de ce que nous pouvons lire du Moyen Age, relève d’une contorsion de l’islam, de sa militarisation envahissante et diabolique. Et je pense que le droit ne peut pas être un spectateur passif. La grande force du droit, c’est qu’il peut prévaloir sur un groupe dont l’idéologie est basée sur la terreur.