« Border » : la beauté cachée de la disgrâce
« Border » : la beauté cachée de la disgrâce
Par Véronique Cauhapé
Le deuxième long-métrage d’Ali Abbasi pose la question de la proximité entre l’humain et l’animalité.
A peine commencé, il est déjà trop tard. La laideur et la monstruosité ont percé notre rétine. Autant prévenir, Border, le deuxième long-métrage d’Ali Abbasi, ne fait pas de cadeau. Il contraint à regarder en face, et sans préambule, tout ce qui dérange – l’étrange, l’étranger, l’altérité, la difformité. Une mise à l’épreuve à laquelle s’emploie le cinéaste par un acte de transgression visant à abolir la frontière entre la réalité et le fantastique. La méthode est déroutante et infaillible. Elle consacre un film d’une intelligence rare, tant sur le propos et son champ de réflexion que sur la forme qui permet d’y accéder.
Le passeur de cet entre-deux-mondes se nomme Tina (Eva Melander). Elle est agent des douanes à l’aéroport de Stockholm, où elle excelle grâce à un sens de l’odorat surdéveloppé qui lui permet de détecter non seulement la moindre substance illicite dissimulée dans les bagages, mais aussi les sentiments inavouables des voyageurs. Cette aptitude hors du commun n’est pas la seule caractéristique qui la différencie du reste de la société. Il y a sa laideur aussi. Et non des moindres. Corps compact et trapu, faciès de Neandertal (pommettes saillantes, bourrelets aux dessus des orbites), malpropreté (dents pourries, ongles noirs, cheveux collés), la découverte du physique de Tina exige d’avoir le cœur bien accroché. On aimerait pouvoir s’y soustraire mais sa présence au milieu de ses concitoyens ne laisse pas d’autre choix que de faire avec.
Border n’en a d’ailleurs pas fini avec nous. Tina, que la vie affective dispensée par un père sénile et un amant abruti n’épanouit guère, va, contre toute attente, rencontrer l’amour en la personne de Vore (Eero Milonoff), son alter ego masculin, plus imposant, plus fort et plus repoussant qu’elle. Ils se reconnaissent. A n’en pas douter, ils appartiennent à la même espèce. Vore le sait, Tina l’ignore, mais le sent. Ce compagnon, qui pourrait être son frère, révèle à la jeune femme la puissance de sa sexualité, l’entraîne à la découverte de ses origines, cette part génétique animale que lui avait dissimulée son père et que la société était parvenue à modifier.
La quête des origines, dans Border, dès lors qu’elle passe par une histoire d’amour, ne se fait pas sans lyrisme. Ali Abbasi l’a voulu ainsi. Les ébats des deux amants s’exercent dans une sensualité primitive que prodiguent de longues et joyeuses séquences romantiques, conformes à celles dont s’abreuvent les films sentimentaux du cinéma d’Hollywood. Et non moins hérétiques quand elles s’appliquent à Tina et Vore courant nus à travers la forêt, s’enlaçant sous la pluie au milieu d’un lac, faisant corps avec la nature.
Mythes et légendes nordiques
C’est à la croisée de ces deux chemins, quand le beau et le disgracieux se rencontrent, que le film révèle sa singulière beauté et la profondeur de son propos sur la question des frontières entre l’animalité et l’humain, l’acquis et l’inné, la reconnaissance des minorités et la destruction des peuples. Autant d’interrogations qui, forcément, travaillent le cinéaste Ali Abbasi, né en Iran en 1981, installé en Suède puis au Danemark à partir des années 2000.
Adapté de la nouvelle éponyme de John Ajvide Lindqvist – auteur suédois connu en France pour son roman Laisse-moi entrer, qui a inspiré le film de Tomas Alfredson, Morse (2009) –, Border renoue avec les mythes et les légendes nordiques pour nous en rappeler la portée symbolique. Surtout, en intégrant le fantastique à la réalité concrète du quotidien, le film d’Ali Abbasi parvient à humaniser ce monstre qu’aucune de nos sociétés, si proprettes soient-elles, ne peut ignorer. Ce monstre que nous n’avons cessé de vouloir repousser et qui a fini par trouver refuge en chacun de nous, Border le réveille, créant une onde de choc qui secoue longtemps et fait d’ores et déjà espérer le prochain film du cinéaste.
BORDER (Prix Un Certain Regard, Cannes 2018) - Bande-annonce VOST
Durée : 01:57
Film suédois et danois d’Ali Abbasi. Avec Eva Melander, Eero Milonoff, Jörgen Thorsson (1 h 48). Sur le Web : www.metrofilms.com/films/grans