Les plantes vagabondes de Suzanne Lafont
Les plantes vagabondes de Suzanne Lafont
Par Lucien Jedwab
A Bordeaux, une exposition de l’artiste photographe emmène ses visiteurs dans une randonnée poétique, botanique et... lexicographique.
Dans la première partie de l’exposition de Suzanne Lafont, « Nouvelles espèces de compagnie. Roman ». / L. JEDWAB/« LE MONDE »
« Botanique : science qui étudie les végétaux. » « Photographie : moyen d’expression artistique. » « Exposition : lieu où l’on expose des œuvres d’art. » « Roman : récit en prose... » Ces quelques mots empruntés à un dictionnaire usuel pourraient, comme un clin d’œil à son travail, servir d’introduction à l’exposition que Suzanne Lafont présente à la Galerie des beaux-arts de Bordeaux jusqu’au 8 avril 2019. Accolé à son nom, son intitulé : « Nouvelles espèces de compagnie. Roman » se laisse (en partie) décrypter au cours d’une déambulation qui commence au rez-de-chaussée de la galerie. Y sont accrochées seize peintures choisies par l’artiste dans les collections du Musée des beaux-arts, accompagnées de photographies des salles, en réfection, où elles sont habituellement présentées, ainsi que de leur légende. Mis en condition dans son déplacement physique, réceptif au dialogue entre les œuvres, les images et les mots, le visiteur peut alors entrer dans le vif du sujet.
Une des photographies légendées accompagnant les œuvres choisies par Suzanne Lafont dans les collections du Musée des beaux-arts de Bordeaux. / L. JEDWAB/« LE MONDE »
Pour cette commande artistique, la photographe Suzanne Lafont (née à Nîmes en 1949) a arpenté pendant quatre saisons les communes de la métropole bordelaise et y a collecté des dizaines de ces « mauvaises herbes » qui poussent entre béton et bitume – que le paysagiste Gilles Clément appelle plus poétiquement « plantes vagabondes ». Photographiés non pas in situ, mais sur une table lumineuse, sans ombre portée, ces végétaux, considérablement agrandis, n’ont pas été associés à leur nom botanique, mais à un nom de voie, à une commune et à une définition lapidaire. La première installation est ainsi constituée de 120 grandes planches photographiques qui constituent un herbier aussi poétique que spectaculaire. Identifiable – mais anonyme –, le coquelicot est ainsi légendé : « Gutenberg | Rue – Pessac [Imprimeur] ». Les plantes, les noms, les lieux deviennent les protagonistes d’un « roman » où les rencontres fortuites font jaillir des images mentales que n’auraient pas reniées Raymond Queneau ou ses amis surréalistes.
Coquelicot. Les noms des plantes ne figurent pas sur les planches exposées, mais ont été regroupés sur un panneau à l’entrée de l’exposition. / MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE BORDEAUX/SUZANNE LAFONT
La seconde partie de l’exposition est constituée d’une série de photographies de quelques-uns de ces mêmes végétaux retravaillées et considérablement agrandies, présentées sur des murs sombres. Le travail sur le chromatisme a consisté à intervertir les couleurs réelles avec leurs complémentaires, afin de produire un effet de luminescence. Les fleurs ainsi créées sont d’une beauté stupéfiante, mais celle-ci ne manque pas d’interroger, voire d’inquiéter, tant elle suggère une manipulation où aurait œuvré la génétique ou la... radioactivité. Comme pour ajouter à une imperceptible angoisse, le « Roman » de la première partie est remplacé par le substantif « Anticipation ». Anticipation ? « Action d’imaginer des événements futurs... » Suzanne Lafont, sur les traces d’Odilon Redon (1840-1916), artiste visionnaire du XIXe siècle, amateur de botanique et... bordelais, explore ainsi, au présent et au futur, ce rapport qui nous lie et (trop souvent) nous oppose à la nature.
Légende donnée par l’artiste : « Nouvelles espèces de compagnie. Anticipation » (détail). / MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE BORDEAUX/SUZANNE LAFONT
« Suzanne Lafont. Nouvelles espèces de compagnie. Roman », Galerie des Beaux-Arts, place du Colonel-Raynal, à Bordeaux, jusqu’au 8 avril 2019. Tous les jours sauf mardi et jours fériés, de 11 heures à 18 heures, 7 € (réductions). Le billet d’entrée donne accès aux collections permanentes du musée. Catalogue : 9,90 €. Parallèlement à l’exposition (et sur réservation) : « Dessine-moi une fleur ! », présentation d’herbiers et de livres de botanique conservés à la bibliothèque de Bordeaux Meriadeck, et un parcours urbain intitulé « Voisinage végétal », animé les 6 et 7 avril, à 15 heures, dans le quartier de la mairie, par le paysagiste Simon Desprat. www.musba-bordeaux.fr