La CPI survivra-t-elle au fiasco du procès Gbagbo ?
La CPI survivra-t-elle au fiasco du procès Gbagbo ?
Par Stéphanie Maupas (La Haye, correspondance)
Après plusieurs acquittements et non-lieux de personnalités politiques de premier plan poursuivies par la juridiction internationale, l’heure est au bilan.
Conférence de presse à Kinshasa, le 3 mai 2018 de la Gambienne Fatou Bensouda, procureur générale de la Cour pénale internationale, à La Haye. / JOHN WESSELS/AFP
L’ancien président, Laurent Gbagbo, a été acquitté le 15 janvier de l’accusation de « crimes contre l’humanité ». Pour les juges de la Cour pénale internationale (CPI), rien, dans les preuves déposées depuis janvier 2016 par le procureur – qui a fait appel – ne prouve que le perdant de facto de la présidentielle de 2010 avait planifié « une politique ayant pour but d’attaquer une population civile ». Pour Sergeï Vasiliev, assistant professeur à l’université d’Amsterdam, si « l’acquittement fait partie intégrante d’une bonne administration de la justice pénale, des questions difficiles sur l’efficacité des stratégies d’enquête et de poursuites devraient être posées ».
Les acquittements de Laurent Gbagbo et de son ancien ministre, Charles Blé Goudé, interviennent en effet après plusieurs échecs répétés du procureur : acquittement pour l’ex-vice-président de la République démocratique du Congo (RDC) Jean-Pierre Bemba, non-lieux en faveur du président Uhuru Kenyatta et de plusieurs responsables kényans, auxquels s’ajoutent les dossiers de seconds couteaux refermés eux aussi sans condamnations. Et, chaque fois, le même diagnostic : la médiocrité des enquêtes et des stratégies de poursuite.
« Justice de vainqueurs »
Dans l’affaire Gbagbo, les juges ont alerté l’accusation dès 2013. De l’avis de spécialistes, n’importe quel procureur aurait soit retiré les charges, soit revu le dossier de fond en comble. Pas Fatou Bensouda. Présente à l’ouverture de l’affaire Gbagbo en 2016, la procureure générale a laissé son substitut essuyer seul, le 15 janvier, l’échec attendu. Depuis son entrée en fonction en 2012, la magistrate gambienne a réformé son bureau et sa stratégie pénale, mais a semble-t-il mal identifié les erreurs de fond de son prédécesseur, Luis Moreno Ocampo. Et, comme à chaque fois, les échecs de l’accusation se transforment en fardeau collectif, décourageant juristes et fonctionnaires de la Cour.
Depuis la sanglante crise post-électorale de 2010-2011 et le transfèrement à La Haye de Laurent Gbagbo, le président ivoirien Alassane Ouattara règne sur un pays unifié dans ses frontières mais pas dans les cœurs. Entre décembre 2010 et avril 2011, le face-à-face sanglant entre les deux hommes – Alassane Ouattara et Laurent Gbagbo – avait soldé huit années de crise politique dans un bain de sang : 3 000 morts selon l’ONU. L’acquittement de « crimes contre l’humanité » prononcé à l’encontre de Laurent Gbagbo n’enlève rien à sa responsabilité politique et morale sur une crise ouverte depuis septembre 2002. Il aura d’ailleurs payé de huit années de détention préventive son échec à unifier le pays et sa réponse répressive.
Mais les crimes du camp d’en face, de la rébellion et ses chefs, n’ont, à ce jour, fait l’objet d’aucun mandat d’arrêt de la CPI. « Pendant cinq ans, il n’y a eu aucune enquête réelle » du côté des troupes d’Alassane Ouattara, explique une source au bureau du procureur, « celle-ci n’a vraiment commencé qu’il y a deux ans ». Les investigations avancent sans grands moyens tandis que la coopération de la Côte d’Ivoire est fragile. La réconciliation réclamée au président ivoirien par la « communauté internationale » a ainsi été limitée par la CPI, qui a, dès le départ, posé les actes d’une « justice de vainqueurs ».
Un biais assumé très tôt par l’ancien procureur Luis Moreno Ocampo, dont Fatou Bensouda était alors l’adjointe. Dès décembre 2010, Paris instrumentalisait la cour, par l’intermédiaire de la conseillère juridique de la représentation française à l’ONU, Béatrice Le Fraper. Ancienne directrice de cabinet de ce procureur, elle pouvait activer ses contacts au sein de la division de la coopération, un organe du bureau du procureur « qui se donne des allures de ministère des affaires étrangères », regrette-t-on. Par ce biais, la France parvenait à pousser, dès décembre 2010, le dossier Gbagbo jusqu’à l’émission d’un mandat d’arrêt en novembre 2011.
« Puissance symbolique »
Le problème dépasse l’affaire ivoirienne. Pour Chris Mahony, directeur du département des droits humains à l’université d’Auckland, les échecs du procureur sont « principalement dus au fait que les affaires sont activées par des gouvernements qui ne sont évidemment pas objectifs ». En coopérant ou, au contraire, en refusant de le faire, les Etats tentent d’orienter les enquêtes vers telle ou telle cible. Une ficelle connue depuis les procès de Nuremberg, à la fin de la seconde guerre mondiale. Ces interférences ne sont pas, loin s’en faut, réservées à la France ou aux grandes puissances. Mais la cour ne parvient pas à les maîtriser, par aveuglement parfois, par incompétence, ou parce qu’elle pense que son mandat dépasse le seul impératif de justice, celui de la paix ou de la stabilité. « Si les enquêtes sont entreprises par les tribunaux, et pas par les gouvernements, les affaires seront sélectionnées sur la base de preuves, et non par opportunisme », analyse Chris Mahony.
En attendant, l’échec du procès Gbagbo a accru les questionnements existentiels à La Haye. Un juriste voit son avenir limité à « quelques procès sporadiques ne visant que des responsables de second rang ». D’autres rêveraient de « faire table rase, de tout reprendre à zéro ». Mais « l’atmosphère ne s’y prête guère, avec Trump, Poutine et la flambée nationaliste en Europe ».
Ses dirigeants successifs, présidents et procureurs, n’ont jamais rien remis en cause. Ils accusent à demi-mot les 123 Etats membres de la juridiction établie par traité en 1998. Ils leur demandent plus de coopération et plus de moyens. Mais, en avril 2018, le président et cinq autres juges ont attaqué la cour elle-même devant l’Organisation internationale du travail à Genève ! Ces magistrats, payés 15 000 euros nets d’impôts, demandent une augmentation. Ils n’ont pourtant plus grand monde à juger. Un chef de guerre congolais et un ancien enfant-soldat ougandais attendent un verdict à venir. Un djihadiste malien et deux Centrafricains préparent, eux, leur procès.
Faut-il pour autant fermer la CPI ? Depuis ses débuts en 2002, la Cour n’a distribué aucune réparation aux victimes de crimes perpétrés par les trois seuls condamnés de la cour en seize ans d’exercice (trois miliciens, congolais et malien, coupables respectivement de l’enrôlement d’une centaine d’enfants-soldats, d’une trentaine de morts et de la destruction des mausolées de Tombouctou).
« La crédibilité de la cour est largement entamée, reconnaît un juriste, mais on craint encore sa puissance symbolique. » En octobre 2018, le procureur général d’Israël conseillait au premier ministre Benjamin Nétanyahou de ne pas raser le village bédouin de Khan Al-Ahmar, proche de Jérusalem, sans tenter de négocier au préalable une solution pacifique, car l’Etat de Palestine, membre de la CPI, avait déposé en juin de la même année une demande d’enquête sur la colonisation israélienne, toujours à l’étude. La cour est crainte aussi par les Etats-Unis, qui, en septembre, menaçaient ses juges, saisis depuis plus d’un an d’une demande d’enquête sur les crimes commis en Afghanistan, notamment par les forces américaines.