Plaie ouverte sur la pommette, du sang ruisselle sur la joue de Sophie, qui présente un important hématome à l’œil gauche. Une retraitée sursaute en la voyant : « C’est plus vrai que nature votre truc ! » Sophie, 26 ans, répond timidement qu’elle est maquilleuse. C’est donc avec un certain zèle qu’elle a répondu à l’appel des « gilets jaunes » à manifester pour dénoncer les violences policières.

Dans le défilé parisien, parti à midi de la place Felix-Eboué, dans le douzième arrondissement, les « vrais » blessés, placés en tête de cortège, se mêlent aux centaines de manifestants venus grimés, samedi 2 février : bandages aux yeux, faux sang sur le visage, pansements au front… Parce qu’elle a « souvent eu peur » lors des actes précédents, Sophie a décidé d’apporter son soutien à cette « grande marche des blessés », qui intervient en pleine polémique sur les lanceurs de balles de défense (LBD).

« On ne tire pas sur son propre peuple »

Avec des dizaines d’autres manifestants, elle forme le cordon de sécurité qui encadre les blessés, dont certains se déplacent en fauteuil roulant ou sur des béquilles, à l’instar d’Antonio Barbetta, à l’origine de la mobilisation.

« L’objectif de cette journée est de rendre hommage aux mutilés, d’exiger que justice soit rendue à tous les blessés, et de demander l’interdiction pure et simple des grenades et des LBD 40 », résume Antonia Barbetta. Pour l’occasion, il a rassemblé dix-huit blessés, touchés par les armes utilisées par les forces de l’ordre que ce soit lors des manifestations des « gilets jaunes » ou lors de mobilisations plus anciennes. Au traditionnel « Macron on vient te chercher chez toi » s’ajoutent désormais, depuis plusieurs semaines déjà, des slogans hostiles aux forces de l’ordre et à l’actuel ministre de l’intérieur, Christophe Castaner.

« Unis et dignes face à l’oppression », « on ne tire pas sur son propre peuple », « Stop au LBD et aux GLI-F4 », « nous sommes borgnes, vous êtes aveugles », peut-on lire sur les banderoles. Au début du rassemblement, avenue Dausmenil, quelqu’un a écrit sur un abribus « justice pour Zineb Redouane », du nom de cette octogénaire marseillaise morte après avoir été frappée par une grenade lacrymogène alors qu’elle fermait ses volets, le 1er décembre 2018.

Devenu l’emblème des manifestants blessés, le « gilet jaune » Jérôme Rodrigues, gravement touché à l’œil droit le 26 janvier, a été acclamé à chacune de ses apparitions. « Jérôme courage. Jérôme on t’aime. Jérôme on est avec toi », ont scandé des manifestants. D’autres figures du mouvement, notamment Eric Drouet et Maxime Nicolle, participaient également à la marche.

Récits de blessés

Dans le cortège, tous les « gilets jaunes » ont une anecdote malheureuse avec les forces de l’ordre, comme autant de « moi aussi ». Sophie s’est fait « viser par policier de la BAC », assure-t-elle, avant de lancer : « Je fais 1,50 m, je suis une femme, je ne vois pas en quoi je représente un danger. » « On est en France, on est censé être le pays des droits de l’homme, ce n’est pas possible de partir en manifestation et de rentrer blessé », estime cette Nanterrienne, selon qui « on ne contient pas une colère en la réprimant ».

Lors de l’acte III, Fred, lui, s’est pris « des éclats de grenades de désencerclement dans la gueule » alors qu’il manifestait pacifiquement, « aucune pierre jetée, aucune insulte ». « Je me suis dit : c’est ça la police ? », se souvient le trentenaire à la carrure imposante, qui juge « le maintien de l’ordre disproportionné ».

Place de la Bastille, les blessés présents en tête de cortège pour « montrer ce que le gouvernement fait à son peuple » livrent chacun le récit circonstancié de leur blessure, dessinant un portrait des violences survenues à l’ère des « gilets jaunes ». Franck, 20 ans, touché à l’œil par un tir de LBD 40 le 1er décembre, à Paris. Patrice, 49 ans, blessé lui aussi à l’œil par la même arme, la semaine suivante, sur les Champs-Elysées. Antonio, 40 ans, blessé à la jambe par un tir de grenade lacrymogène instantanée GLI-F4, le 24 novembre dans la capitale.

En fauteuil roulant, Robin Pages, blessé par cette même arme à Bure (Meuse) il y a seize mois est lui aussi venu témoigner. « On ne lâchera pas, nous sommes handicapés à vie, il y a une impunité totale », lance le jeune homme de 28 ans, qui « appelle les non “gilets jaunes” à soutenir ce combat contre les armes. »

Des membres de l’Assemblée des blessés, un collectif fondé en 2014 par Pierre Douillard, éborgné par un tir de LBD 40 il y a plus de dix ans, étaient présents aux côtés des “gilets jaunes”. « C’est important de montrer qu’ils ne sont pas seuls et de leur apporter des conseils, notamment pour les procédures judiciaires », résume Christian, dont le fils a été éborgné en 2010 à Montreuil (Seine-Saint-Denis).

A l’instar de nombreux blessés, il s’arrêtera là, place de la Bastille, alors que les autres manifestants ont rejoint la place de la République, où les forces de l’ordre ont commencé à faire usage de lacrymogènes et de canon à eau pour maintenir à distance des manifestants qui leur lançaient des projectiles.

Des affrontements épars se sont ensuite poursuivis place de la République, où du matériel urbain a été incendié et des manifestants interpellés. « N’allez pas là-bas, ça chauffe », prévient un « gilet jaune », conseillant, comme Jérôme Rodrigues l’avait fait avant lui, « de rentrer chez soi à la fin de la manifestation, pour ne plus qu’aucun œil ne tombe ». Selon un journaliste de l’Agence France-Presse (AFP), un manifestant a été évacué par les pompiers après avoir été atteint au visage par un tir de lanceur de balles de défense.