L’avis du « Monde » – à voir

La relation entre Carlos Reygadas – le plus grand cinéaste mexicain vivant, sauf le respect dû à Alfonso Cuaron et Netflix – et l’écosystème cinéphilique est ­clivante. Une histoire d’amour et de haine. A l’instar du fulgurant et tellurique Japon, son premier long-métrage, qui fait passer en 2002 sur le fronton cinématographique du siècle nouveau les ombres des grands plasticiens mystiques, à moins que ce ne soit celles des saints blasphémateurs, cela revient au même. Il soutiendra son geste, provoquant tantôt le rejet devant une ambition ­perçue comme de la fatuité, ­tantôt l’admiration pour le courage qu’il faut, dans une époque aussi usée que la nôtre, à oser encore la croyance et le lyrisme.

Le réalisateur et sa compagne, Natalia Lopez, interprètent un couple en crise dans le cadre d’un ranch de l’Etat de Tlaxcala

Seize ans plus tard, cinq films ont été réalisés. L’ex-avocat prend le temps du risque prolétaire (Bataille dans le ciel, 2005), voire de l’abyme enténébré (Post Tenebras Lux, 2012), se rapprochant en chemin de lui-même (Lumière silencieuse, 2007). Ses enfants jouaient dans le dernier film en date, cette fois tout le monde y est, à commencer par le réalisateur lui-même et sa compagne, Natalia Lopez. Ils interprètent dans Nuestro Tiempo un couple en crise dans le cadre d’un ranch de l’Etat de Tlaxcala notamment voué à l’élevage de taureaux de combat. Juan, poète de renommée mondiale, s’y occupe des bêtes, Esther de la gestion. L’environnement, propice au recueillement solitaire, est occupé plus ou en moins en permanence par une palanquée d’enfants, de domestiques, de rancheros, d’amis et de relations de passage.

Parmi ces derniers, Esther a porté son dévolu charnel sur Phil, éleveur de chevaux américain sans qualités notables qui a sympathisé avec le couple. Juan regarde évoluer cette relation d’abord inavouée, puis explicite, avec une douloureuse ambivalence.

La compréhension de la situation et le désir d’en sortir par le haut se heurtent à la volonté de reconquête d’un désir moribond et à une assiduité jalouse qui incommodent sa compagne. De son côté, Esther, en proie à un sourd « processus personnel » sur lequel elle est en peine de mettre des mots, balance in­cessamment entre le sauvetage de la cellule familiale et le largage des amarres.

L’opaque protocole de la ­désunion

La mise en scène de la crise du couple – cette pierre de touche du cinéma moderne qui a donné lieu à de multiples chefs-d’œuvre dont les échos, tour à tour ­antonioniens et bergmaniens, viennent nourrir Nuestro Tiempo – occupe le cœur battant du film. On en appréciera la profondeur et la subtilité dans l’approche de ce « trou noir » qu’est l’opaque protocole de la ­désunion. L’homme et la femme dansent autour du gouffre qui les guette comme des marionnettes en proie à une incontrôlable et incompatible passion, tantôt se rapprochant, tantôt s’éloignant l’un de l’autre, riant, pleurant, jouissant, souffrant, s’exaspérant sans que rien ni personne puisse freiner l’inexorable glissement qui précipite leur chute.

La manière de Reygadas – plus physique que verbale – y est pour beaucoup. Le désamour n’est pas chez lui l’affaire d’une crise enserrée entre quatre murs. Il est à la mesure de l’univers qui le ­contient : un puissant et tragique mystère auquel l’homme ne peut jamais que prêter son concours et, plus souvent qu’à son tour, durement se heurter. La glaise originelle dans laquelle jouent les enfants garçons contre filles, la terre craquelée qui nous soutient, le souffle grisant du vent qui nous cingle et nous repose d’elle, les ruades brusques et enivrantes des chevaux, les encornades fatales des taureaux, monstres noirs poussés par la fièvre, les pluies diluviennes qui nous clouent et nous emportent à la fois. Tout cela filmé dans le ­lyrisme, à ce jour inégalé nonobstant la prolifération des régimes d’images, de la contre-plongée, de l’écran large, du son poussé et du plan-séquence.

Pourquoi l’administration de la blessure fatale est-elle si souvent le fait de celui ou celle par qui l’on s’est cru sauvé ?

Avec, en sourdine, cette question lancinante, qui s’attache comme d’elle-même, dès lors qu’on la contemple, à ce grandiose et palpitant spectacle du monde : pourquoi tant de beauté, tant de vie, tant de joie et de douleur mêlées, tant de souffrances qu’on a crues salvatrices, tant de cruautés tolérées, tant d’amour donné et partagé, pourquoi tout cela doit-il, un jour qu’on ne voit jamais venir, non seulement nous abandonner, mais le faire comme si de rien n’était ? Pourquoi, au sein même de l’Eden, cette promesse du carnage et de l’effacement ? Et pourquoi l’administration de la blessure fatale est-elle si souvent le fait de celui ou celle par qui l’on s’est cru sauvé ? Reygadas, à toutes fins utiles, cherche la réponse dans le moteur d’une voiture, dans un concert dont il s’absente, dans le martyre d’un ami mourant, dans le regard confiant d’un enfant. Voyez son film, aimez-le ou pas, mais écrivez-lui, poste restante, si une solution innovante vous semble à portée de main.

NUESTRO TIEMPO bande annonce officielle
Durée : 01:41

Film mexicain de Carlos Reygadas. Avec Carlos Reygadas, Natalia Lopez, Phil Burgers (2 h 58). Sur le Web : www.filmsdulosange.fr/fr/film/258/nuestro-tiempo