Le professionnalisme est peut-être passé par là, un Angleterre-France du Tournoi des six nations reste l’occasion de rejouer Azincourt pendant quatre vingt minutes avec un ballon ovale. L’occasion de ressortir les clichés inusables aussi. Le Français vu depuis Albion ? Bagarreur et imprévisible forcément. En retour, l’Anglais a l’arrogance de celui qui a inventé ce sport et un fair-play qui s’applique surtout en cas de victoire. Une génération de Bleus a été traumatisée au début des années 1990 par l’insupportable « sorry good game » glissé à l’oreille par le perfide Will Carling après une nouvelle défaite.

Mais l’ancien capitaine du XV de la Rose n’a pas eu le monopole de « l’Anglais qu’on aime détester ». A la même époque, Brian Moore – avocat dans le civil et talonneur retors sur le terrain – joue les agents provocateurs. « Les Français sont animaux », pique-t-il avant un match au Parc des Princes en 1992. Les Français répondent avec leurs poings et terminent le match à 13 après les expulsions de Vincent Moscato et Grégoire Lascubé. Amical comme un geôlier de Saint-Hélène, le deuxième ligne Martin Johnson endossera le costume lors de la décennie suivante.

Pour le casting de 2019, un favori se dégage des autres : Owen Farrell. L’ouvreur de 27 ans coche pas mal de cases il faut dire. Spécialiste du placage assassin au niveau de la pomme d’Adam – demandez-en des nouvelles au Sud-Africain André Esterhuizen –, il offre à ses adversaires ce sourire carnassier digne d’un trader de la City découvrant sa prime de fin d’année et trimballe, même dans son pays, l’image d’un garçon arrogant.

De l’allure et du talent

Bref, Farrell serait la parfaite tête à claques. Morgan Parra vole pourtant au secours de son futur adversaire. « Tête à claques, parce qu’un paquet aimerait avoir son talent, avoir gagné ce qu’il a gagné ou avoir à son âge autant de sélections que lui », rétorque le demi de mêlée des Bleus à propos de celui qu’il croisera sur la pelouse de Twickenham, dimanche à 16 heures.

Ancien ouvreur du XV de France, Thomas Castaignède a évolué entre 2000 et 2007 chez les Saracens aux côtés d’Andy Farrell et observé de près la formation de son fils, Owen. En 2013, il décrivait au journal Sud-Ouest un garçon « programmé pour réussir » et déjà « capable d’analyser très vite le jeu ». Il mettait sa mauvaise réputation naissante sur une mauvaise et trompeuse première impression. « Owen a de l’allure, donc il doit avoir tendance à agacer les mecs en face… Mais c’est quelqu’un qui montre un profond respect pour ses adversaires. »

Comme le résume si bien Boucherie Ovalie, le site parodique qui moque les turpitudes du rugby français, « le plus énervant chez Owen Farrell c’est que malgré tout, il est bon ». Très bon même. Souvent réduit à ses talents de buteur de ce côté-ci de la Manche, Farrell sait aussi utiliser ses mains. Contre l’Irlande, le 2 février, dans le choc inaugural de ce Tournoi 2019, il a donné vie au jeu anglais et contribué à cette victoire de prestige (32-20). Sa passe au cordeau amenant le premier essai de Jonny May est la marque des grands ouvreurs, ceux dont le talent irradie sur ses partenaires.

Pour Farrell, cette victoire a eu un goût particulier et pas seulement parce que son père Andy – ancienne légende du XIII passé au XV sur le tard – officie comme spécialiste de la défense pour la sélection du Trèfle. Avant la rencontre, les Irlandais l’avaient ciblé dans une campagne de presse avec une idée derrière la tête : le faire dégoupiller. « J’ai joué avec Owen et vous pouvez facilement l’énerver et le faire sortir de son match », laissait entendre Peter Stringer – ancien demi de mêlée de l’Irlande – dans une chronique pour le Times dans laquelle il évoquait le numéro 10 anglais comme « une tête brûlée ».

« Tout le monde change, essaye de mûrir »

Un dossier Farrell existe bien. Parmi les pièces versées, on trouve son placage à retardement (non sanctionné) sur Esterhuizen en novembre dernier, la copie conforme trois semaines plus tard sur l’Australien Izack Rodda, un début de barrage avec l’Ecossais Ryan Wilson après… l’échauffement lors du Tournoi 2018 et un comportement parfois limite avec les arbitres.

Farrell campe, lui, la posture de l’homme qui « a changé » et renvoie son ancien coéquipier chez les Saracens dans ses 22 mètres. « Je crois que ça a fait un moment que Peter [Stringer] a joué avec moi… Tout le monde change, essaye de mûrir. Je suis très heureux de qui je suis aujourd’hui et comment les choses ont évolué. »

Cette évolution passe d’abord par le choix du sélectionneur, Eddie Jones, de l’installer comme son numéro 10 indiscutable et en faire son vice-capitaine. Pour faire de la place au talentueux mais friable défensivement, George Ford, Farrell avait souvent glissé au poste de premier centre. Mais un Tournoi 2018 catastrophique (trois défaites et une 5e place) a eu raison de cette association. Aujourd’hui, le patron des lignes arrières anglaises s’appelle Owen Farrell.

Avant le « crunch » de dimanche, les joueurs du XV de France ont évité, à la différence des Irlandais, de chauffer l’ouvreur anglais. Interrogé sur son vis-à-vis, Camille Lopez a surtout vanté la qualité de son jeu au pied « qui a mis une pression incroyable sur les Irlandais pendant quatre-vingt minutes ». Avec un bilan de sept défaites en huit matchs, l’heure n’est pas à vouloir rejouer Waterloo ou venger Jeanne d’Arc. Avant de détester de nouveau les Anglais, les Français ont déjà à s’occuper d’eux-mêmes.