Peinture de Jules Adler représentant la grève ouvrière aux usines Schneider du Creusot (1899). / ECOMUSE LE CREUSOT MONCEAU / DEAGOSTINI / LEEMAGE / ADAGP

LES CHOIX DE LA MATINALE

Trois romans forts cette semaine : la guerre de Sécession vue à hauteur d’hommes, avec un récit à la première personne de la bataille de Shiloh, de Shelby Foote, Grace l’intrépide, de Karine Miermont, qui nous emmène du Nigeria au bois de Vincennes et raconte ces corps sacrifiés à la prostitution pour la fratrie, et enfin l’Indésirable, premier roman, inédit, de Louis Guilloux, l’auteur de Sang noir (1935).

ROMAN. « Shiloh », de Shelby Foote

En ce 5 avril 1862, quelque 40 000 hommes trépignent d’impatience. Nous sommes dans le sud des Etats-Unis, en pleine guerre de Sécession (1861-1865). Les forces confédérées des Etats du Sud se tiennent prêtes à attaquer par surprise l’armée de l’Union (nordiste) : celle-ci, galvanisée par ses récentes victoires, a réussi à pénétrer profondément en territoire sudiste. La bataille de Shiloh, qui s’achèvera le 7 avril, sera l’une des plus sanglantes de l’histoire des Etats-Unis : 3 000 morts, 16 000 blessés de part et d’autre.

C’est cet épisode que retrace le romancier et historien américain Shelby Foote (1916-2005) avec Shiloh, publié en 1952 mais traduit pour la première fois en France.

Pour suivre cette histoire, nul besoin d’être expert en civilisation américaine ni en stratégie militaire. Il faut simplement se placer à hauteur d’hommes, ce que fait l’auteur de façon époustouflante. Il narre la bataille à la première personne en embrassant successivement plusieurs points de vue, donnant alternativement voix à chaque camp. Chacun, par son regard précis et direct sur les événements, va apporter sa touche à cette fresque grandiose et terrifiante. Ariane Singer

« Shiloh », de Shelby Foote, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Olivier Deparis, Rivages, 198 p., 20 €.

ROMAN. « Grace l’intrépide », de Karine Miermont

A la fin de Grace l’intrépide, Karine Miermont a inscrit ce proverbe igbo : « Le monde est comme un masque qui danse : pour bien le voir, il ne faut pas rester au même endroit. »

Alors, son roman nous emmène. A Benin City, ville du sud du Nigeria qui vit de la prostitution. Sur un rafiot en Méditerranée, que le naufrage menace. Et dans les allées du bois de Vincennes, où travaillent Grace, Joy, Happy et Princess. Leurs voix, distinctes ou entremêlées en un chœur, racontent la malédiction de naître fille dans l’Etat d’Edo, principal pourvoyeur du trafic. C’est l’histoire de la dépossession d’un corps, sacrifié pour la fratrie, vendu à des mères maquerelles, sous l’emprise d’une famille qui compte sur les transferts d’argent et d’un réseau auquel il est presque impossible d’échapper.

Retranscrits dans une oralité hyperréaliste, ces récits sont traversés par une folle énergie. Car « les filles » parlent aussi du soin qu’elles accordent à leur coiffure, et de la joie quand le camion de « l’Association » arrive avec du café, des préservatifs et l’attention de Gabrielle. Cette dernière témoigne de ce que vivent les prostituées, tout comme Agathe, l’avocate, et Eric, le flic.

A leurs points de vue s’ajoute celui de la narratrice, double de l’auteure. Discrète, elle écoute, note, puis nous fait voir par des images et des chiffres la réalité du réseau. On ressort de Grace l’intrépide avec un troublant sentiment d’espoir et d’effroi, emportés par le courage de ces femmes et glacés par l’horreur du système qui contrôle leurs vies. Gladys Marivat

« Grace l’intrépide », de Karine Miermont, Gallimard, 160 p., 16 €.

ROMAN. « L’Indésirable », de Louis Guilloux

Dans L’Indésirable – terme susceptible de désigner plusieurs personnages du livre –, les autorités ont établi, pendant la première guerre mondiale, un camp où sont parqués des étrangers, des réfugiés chassés des zones de combat, des Alsaciens-Lorrains. Un professeur, M. Lanzer, y sert quelques mois de soldat-interprète. Avant qu’il ne retrouve son poste au lycée, lui, sa femme et leur fille secourent une vieille femme, échouée là par hasard. Par gratitude, elle leur lègue quelques bijoux en sa possession. D’une modeste bague naît une campagne de diffamation savamment orchestrée par un collègue de Lanzer…

Exhumé des archives de l’écrivain, L’Indésirable, de Louis Guilloux (1899-1980), tient du théâtre carcéral qu’est parfois la vie de province, engourdie dans ses habitudes, réveillée par les cancans, mue par la haine. A la différence de l’intrigue du Sang noir (Gallimard, 1935), le drame ne se noue pas en un jour mais sur plusieurs mois, suivant une amplification par paliers subtilement décrite par Guilloux.

Ce premier roman de Louis Guilloux, refusé en 1923 et resté inédit jusque-là, dépasse, et de loin, le statut d’ébauche. Il a un début, une fin et un autre ton que Le Sang noir, plus réaliste. Ici, Guilloux emprunte davantage à la fable. Toutefois le sens de la formule est déjà là, ainsi que l’humour féroce, et le propos tout aussi cinglant sur le patriotisme de drapeau, pavoisant à peu de frais et oublieux des vrais combattants. Macha Séry

« L’Indésirable », de Louis Guilloux, édité par Olivier Macaux, Gallimard, 180 p., 18 €.

HISTOIRE. « La Lutte et l’Entraide », de Nicolas Delalande

Le livre de Nicolas Delalande, l’un des coordinateurs d’Histoire mondiale de la France (Seuil, 2017), prend pour objet l’organisation de la solidarité ouvrière au temps des deux premières Internationales, jusqu’à la première guerre mondiale, puis, plus brièvement, jusqu’aux années 1970. Sa force consiste à tisser ensemble une histoire des idées maintes fois empruntée et une histoire des pratiques beaucoup plus neuve.

Comment, en effet, s’exerce concrètement la solidarité ? Par la prise en charge financière des exilés et de leur famille après la Commune, par l’envoi de sommes d’argent parfois importantes à des ouvriers en grève ou encore par des formes d’aide plus originales, comme le placement d’enfants de grévistes dans des familles ouvrières éloignées des lieux du conflit, pour les mettre à l’abri. L’Internationale suscite cette solidarité, l’organise en partie et lui assigne un horizon européen, sinon mondial.

Les organisations ouvrières, écrit Delalande, ont alors su mettre en place une réponse transnationale au défi posé par la mondialisation du capital et des échanges. Pour autant, il ne décrit jamais un âge d’or : rivalités dans les conceptions de la solidarité, incompréhensions, brouilles de personnes ne cessent de ponctuer cet « âge des solidarités ouvrières ». Pierre Karila-Cohen

« La Lutte et l’Entraide. L’age des solidarités ouvrières », de Nicolas Delalande, Seuil, « L’univers historique », 368 p., 24 €.

ESSAI. « La Part du héros », d’Andrea Marcolongo

Petit rappel mythologique. Quand Jason met le cap sur la Colchide, au bord de la mer Noire, pour récupérer la Toison d’or – la fourrure d’un bélier fabuleux ayant jadis sauvé deux enfants en les emportant sur son dos –, tout le monde pense que son entreprise est vouée à l’échec. Et que lui, Jason, n’en réchappera pas.

Or, grâce à l’aide de ses quarante-neuf camarades, à leur navire magique, l’Argô, grâce surtout à l’aide d’Hera et de la belle Médée, les valeureux Argonautes triomphent des obstacles et rentrent en Grèce, allègres et victorieux.

C’est ce mythe fameux qu’Andrea Marcolongo utilise comme point de départ pour réfléchir à la notion d’objectif dans le monde moderne. La Part du héros nous exhorte à oser. A oser prendre la mer par gros temps et à nous dépasser. Bref, à être des héros au sens antique du terme. Bien sûr, on pourrait faire remarquer à l’auteure qu’elle évacue rapidement les raisons de l’expédition – une histoire de trône usurpé, de pouvoir et de vengeance ; rien au fond de particulièrement noble. On pourrait lui reprocher de passer sous silence la trahison de Jason, qui n’aurait rien pu faire sans Médée mais qui l’abandonne lorsqu’il rencontre Créuse.

Mais, suivant le récit d’Apollonios de Rhodes (IIIe siècle av. J.-C.), Marcolongo a choisi de « zoomer » sur le voyage lui-même, et sur sa portée symbolique : partir, faillir, se relever et, au bout de la quête, trouver le courage d’aimer et de s’aimer. Un cadrage serré aux résonances multiples, merveilleusement stimulantes. Florence Noiville

« La Part du héros. Le mythe des Argonautes et le courage d’aimer » (La misura eroica), d’Andrea Marcolongo, traduit de l’italien par Béatrice Robert-Boissier, Les Belles Lettres, 266 p., 19 €.

« La Part du héros. Le mythe des Argonautes et le courage d’aimer » (La misura eroica), d’Andrea Marcolongo, traduit de l’italien par Béatrice Robert-Boissier, Les Belles Lettres, 266 p., 19 €.