Campagnes d’influence : à l’Ouest, du nouveau
Campagnes d’influence : à l’Ouest, du nouveau
Par Damien Leloup
A trop se focaliser sur les tentatives d’ingérence russe, l’Union européenne risque de rater les opérations menées par des acteurs en Europe ou par des groupes américains.
L’extrême droite américaine mène aussi des campagnes d’influence visant l’Europe. / Agathe Dahyot / Le Monde
ANALYSE. Attention, une campagne d’influence peut en cacher une autre. Alors que, dans la plupart des pays européens, les gouvernements et les partis politiques se préparent à lutter contre de futures opérations de propagande venues de Russie, d’autres groupes d’influence que la désormais célèbre Internet Research Agency (l’agence de propagande du Kremlin qui s’est illustrée en 2016 dans la campagne américaine) se préparent également.
En Europe de l’Ouest, certaines des plus puissantes campagnes d’ingérence de ces deux dernières années ne venaient pas de l’Est. En Irlande, où le référendum de 2018 sur le droit à l’avortement a fait l’objet de violents débats, la désinformation et les publicités politiques financées depuis l’étranger étaient majoritairement occidentales. Les données compilées par le collectif Transparent Referendum Initiative, qui a collecté et analysé des centaines de publicités politiques durant la campagne, montrent que les financeurs de publicités politiques étrangers qui ont pu être identifiés étaient majoritairement britanniques et américains.
Des campagnes difficiles à distinguer des opérations russes
La situation est d’autant plus complexe que les opérations de désinformation ou d’influence, menées par des groupes proches de l’extrême droite américaine reprennent trait pour trait non seulement les outils mais aussi les thèmes et les positions d’opérations russes. A tel point que sans preuves techniques, les campagnes d’extrême droite sont parfois impossibles à distinguer d’opérations russes.
La radiotélévision publique canadienne a révélé, le 12 février, l’existence d’une campagne d’influence menée sur Twitter par le biais de comptes automatisés, faisant la promotion du gaz de schiste et des projets de pipelines au Canada. Ces comptes publiaient également de nombreux messages hostiles aux réfugiés et à l’Islam. Le contenu qu’ils publiaient était très proche de celui publié par l’extrême droite canadienne ; mais, selon Radio-Canada, Twitter soupçonne que ces comptes étaient gérés en Russie, en Iran et au Venezuela. Parmi les principales sources utilisées par ces comptes, on trouve à la fois la déclinaison locale de Russia Today et le site d’extrême droite The Rebel, également impliqué dans de nombreux projets de sites d’actualité « alternative ».
Sur de nombreux sujets, des groupes d’extrême droite ont une communauté de vues – et de stratégie – avec la propagande russe. Moscou comme l’extrême droite européenne et américaine cherchent à dépeindre l’Europe comme un territoire livré à l’anarchie et menacé par l’islamisme ; plusieurs leaders de l’extrême droite européenne ne cachent pas leur admiration pour Vladimir Poutine.
Sur les réseaux sociaux, des contenus créés et publiés par les agences de propagande russes sont partagés par les groupes d’extrême droite ; inversement, des messages publiés par les extrêmes droites européennes sont amplifiés par les chaînes russes Russia Today ou Sputnik. Cet été, Russia Today a ainsi consacré une large couverture médiatique à l’arrestation et au procès pour incitation à la haine de Tommy Robinson, militant d’extrême droite britannique, dont les activités ont été financées par des think tanks ultraconservateurs américains, dépeint comme un activiste injustement poursuivi. Cette symbiose entre certains groupes d’extrême droite et la Russie est loin d’être propre aux réseaux sociaux.
Il y a cependant une différence majeure entre les deux groupes : là où les actions de propagande russe sont menées par l’Etat, les manipulations publicitaires et les sites de désinformation « américains » sont financés par des intérêts privés. Quand il ne s’agit pas, directement, d’opérations qui ont plus à voir avec le lobbying qu’avec la politique au sens classique du terme : ces dernières années, l’industrie pétrolière américaine a monté plusieurs opérations de soutien à des candidats « amis », aux Etats-Unis comme au Canada.
Et les intérêts privés américains n’ont pas plus le monopole de la désinformation que la propagande d’Etat russe : Facebook, qui opère à l’échelle mondiale, a désactivé un grand nombre de comptes dans des pays, comme la Birmanie qui avaient un « comportement inauthentique et coordonné », selon la terminologie de Facebook, et qui étaient gérés depuis ce pays.
Des enquêtes minimales
En Europe, dans de très nombreux cas, il a été ces deux dernières années impossible de déterminer l’origine de certaines tentatives de manipulation. En Italie, c’est une page Facebook satirique nommée « Homer Simpson premier ministre », inactive depuis des mois, qui se met subitement à diffuser des publicités politiques pendant la campagne pour les élections législatives de 2018. En Allemagne, ce sont de courtes animations vidéo, conçues pour se moquer du parti écologiste, qui apparaissent subitement dans les publicités vues par des électeurs de la région de Rhénanie-du-Nord - Westphalie. Dans les deux cas, de fausses identités et adresses avaient été renseignées, rendant l’enquête complexe, mais la piste nationale reste privilégiée.
Pourtant, si les gouvernements européens dénoncent, à raison, les risques de campagnes d’influence, notamment russes, pesant sur l’élection européenne à venir, rares sont les pays à avoir investi dans un élément-clé de la lutte contre ces opérations : les moyens d’enquête. Au Royaume-Uni, le collectif OpenDemocracy UK a mené l’enquête sur un mystérieux groupe baptisé « Britain’s Future » qui a dépensé, ces derniers mois, plus de 200 000 euros en publicités ciblées pour faire la promotion d’un Brexit « dur », sans accord. Son administrateur identifié, un journaliste conservateur, expliquait, fin 2018, avoir dépensé environ 2 000 euros de sa poche. Comment a-t-il pu multiplier son budget par cent en quelques mois ? Seule une enquête officielle permettrait de l’établir, mais ni le gouvernement britannique ni Facebook ne semblent souhaiter en faire une priorité.
Pourtant, connaître l’identité des financeurs de ces campagnes déloyales est particulièrement crucial. D’autant plus que les tentatives de déstabilisation menées ces dernières années par la Russie ne sont que la partie émergée d’un iceberg très complexe. C’est peut-être le seul point sur lequel les grands réseaux sociaux et les militants qui demandent plus de transparence semblent d’accord : la plupart des tentatives de désinformation ne viennent pas de l’étranger, mais de l’intérieur. « La majorité des opérations de désinformation que nous détectons sont domestiques », expliquait, début février, Nathaniel Gleicher, le responsable de la sécurité de Facebook. « Et, de plus en plus, les actions menées par des groupes étrangers tentent de se faire passer pour des acteurs du pays. » Ce 7 mars, Facbeook a annoncé avoir démantelé deux campagnes d’influence, qui publiaient des messages incendiaires sur des comptes se présentant comme d’extrême gauche et d’extrême droite, sur des sujets comme l’islam ou les droits des homosexuels. Ces réseaux de comptes avaient aussi eu recours aux publicités ciblées du réseau social ; les campagnes étaient payées en livres sterling ou en dollars américains. Les pages britanniques étaient liées à des individus au Royaume-Uni, écrit Facebook.