Pierre Buhler : « En Afrique, la culture est un levier essentiel de développement »
Pierre Buhler : « En Afrique, la culture est un levier essentiel de développement »
Propos recueillis par Maryline Baumard
Acteur majeur de la diplomatie d’influence, l’Institut français renforce son soutien aux industries culturelles sur le continent, explique son président.
Pierre Buhler, président de l’Institut français. / DR
Ambassadeur de France en Pologne de 2012 à 2016, Pierre Bulher préside depuis 2017 l’Institut français, établissement public chargé des relations culturelles internationales et lieu majeur de la diplomatie d’influence. Présente sur les cinq continents, l’institution entretient avec l’Afrique des relations particulières et décline de façon croissante une présence économique « avec le développement des industries culturelles et créatives ». Pierre Bulher analyse cette mutation en cours dans un entretien accordé au Monde Afrique.
L’Afrique tient une place de choix dans la diplomatie française. Peut-on dire la même chose de sa diplomatie culturelle ?
Pierre Bulher Dans la droite ligne du discours de Ouagadougou du 28 novembre 2017, le chef de l’Etat a dessiné une nouvelle diplomatie dont la dimension culturelle est significative. Aussi l’Institut français affiche-t-il, pour la part qui lui revient, une ambition renouvelée dans sa relation au continent africain. Cela passe notamment par un accent mis sur la jeunesse, une plus grande proximité avec les publics et une approche plus économique, avec le développement des industries culturelles et créatives.
La politique de développement est désormais clairement pensée comme un levier de lutte contre le terrorisme. En est-il de même pour la culture ?
Parler à la jeunesse et la séduire est une ardente nécessité. Il faut effectivement proposer une alternative à des discours toxiques et montrer que derrière les arts, il y a un développement économique, une création de valeur. Beaucoup de projets sont en cours et nous devons continuer d’accompagner les centres d’art indépendants, qui se sont beaucoup développés ces dix dernières années en Afrique, ainsi que les initiatives d’artistes ou de collectifs. L’Institut français soutient la danse ou la musique, comme il soutient l’écriture dramatique francophone, parce que la culture est un levier essentiel de développement.
Votre mode de soutien a-t-il également évolué ?
Effectivement, nous avons changé de paradigme et sommes passés d’un modèle d’aide au développement à un modèle de partenariat avec des acteurs africains. Notre but est d’encourager le développement d’un écosystème entrepreneurial culturel et social innovant, via notamment des programmes d’incubation. Pour cela, nous apportons un appui en conseil et en expertise.
Vous n’êtes donc plus dans une approche qui aurait pour seule volonté le rayonnement de la culture française ?
Pour les événements, nous invitons les acteurs locaux à prendre la main, comme c’est en train de se passer pour les Rencontres de Bamako [une biennale de photographie] ou pour la Biennale de danse en Afrique. Dans le secteur de l’édition, qui est fragile dans les pays francophones du Sud, nous agissons, à travers les Etats généraux du livre en langue française, pour mettre en lien tous les acteurs du livre – acteurs institutionnels, auteurs, éditeurs, libraires – et ainsi favoriser la formation professionnelle, les partenariats et la circulation du livre entre tous les pays qui ont la langue française en partage.
Avec N’Diaye Ramatoulaye Diallo, ministre de la culture du Mali, et Françoise Gianviti, directrice de l’Institut français au Mali, lors de la signature d’une convention de partenariat pour l’organisation de la 12e édition des Rencontres de Bamako, le 5 mars 2019. / DR
La même démarche est-elle vraie dans d’autres arts ?
Oui. Dans le domaine de la danse, nous encourageons aussi l’émergence d’une nouvelle génération de chorégraphes africains et, pour cela, le dispositif d’incubation de projets chorégraphiques Résidanses 2019 a pour objectif de soutenir les chorégraphes émergents du continent africain dans leur processus de création. A titre d’exemple, le projet « Lowela », de la compagnie de danse sénégalaise La Mer noire, sera accompagné par le QDance Center à Lagos, sous le tutorat de Qudus Onikeku.
Concrètement, comment aidez-vous à l’émergence d’un entrepreneuriat culturel africain ?
De multiples façons. Par exemple, avec son programme SafirLab, l’Institut français accompagne annuellement 25 jeunes entrepreneurs culturels et sociaux du monde arabe. Quand nous avons lancé l’appel à candidatures pour 2018, nous avons enregistré plus de 1 000 demandes. Face à ce succès, nous avons décliné le programme en Afrique de l’Ouest avec le Goethe Institut et recueilli cette fois plus de 3 000 candidatures dans le cadre du programme AyadaLab. En même temps que leurs lauréats, ces programmes permettent de soutenir localement le développement des incubateurs, accélérateurs et lieux d’innovation qui sont des acteurs clés de l’économie de demain. C’est un moyen de créer ensuite des emplois sur place.
Pour le jeune cinéma africain, vous agissez différemment ?
Oui, nous invitons de jeunes réalisateurs dans le cadre de la Fabrique cinéma de l’Institut français. Sur les dix sélectionnés l’an dernier, quatre venaient du continent africain, et tel sera à nouveau le cas en 2019. Deux lauréats de la promotion 2013, le Rwandais Joël Karekezi et la Kényane Wanuri Kahiu, ont remporté les distinctions les plus prestigieuses du Fespaco 2019 [Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou], le premier avec l’Etalon d’or de Yennenga pour La Miséricorde de la jungle, la seconde avec le prix de la meilleure interprétation féminine pour Samantha Mugatsia, l’actrice principale de son film Rafiki. Par ailleurs, pour permettre aux talents d’éclore, nous proposons, pour le cinéma francophone, des résidences d’écriture en Afrique du Sud, dans les résidences Realness, ou au Burkina Faso, au Ouaga Film Lab.
Le Fespaco vient de fermer ses portes. Quelle est la présence de la France dans cet événement culturel ?
C’est un moment très important et nous y avons mis à disposition six films fraîchement restaurés de notre cinémathèque Afrique. Nous sommes dépositaires de 1 600 titres de 43 pays et le chef de l’Etat a annoncé que 20 d’entre eux seraient restaurés pour 2020. C’est un travail essentiel pour sauver ce patrimoine menacé de disparition, et nous avançons.
Aujourd’hui, 6 000 projections sont organisées chaque année avec des œuvres de ce fonds, mais l’enjeu est désormais de rendre ce patrimoine plus largement accessible, notamment dans le fonds de Culturethèque, qui est la médiathèque numérique de l’Institut français. Notre ambition est de permettre dès 2020 un accès à Culturethèque hors connexion, sur application mobile, pour donner l’audience la plus large aux ressources abondantes de la plateforme.
L’Institut français est aussi un ambassadeur de la langue française. Le 20 mars 2018, Emmanuel Macron exposait un plan d’ensemble en faveur de la langue française et du plurilinguisme. Est-ce aussi un enjeu important pour votre institution ?
Effectivement. Le discours du chef de l’Etat devant l’Académie française rappelle la volonté présidentielle de redonner à la langue française sa place et son rôle dans le monde. Nous voulons faire du français une des grandes langues du monde de demain. L’Institut français est très largement partie prenante du plan pour la langue française et le plurilinguisme lancé en 2018 et s’est mis en ordre de marche avec pour objectif, entre autres, d’accompagner la formation linguistique des enseignants en Afrique, à travers des outils comme IFclasse. Cette plateforme de formation à distance fonctionne déjà au Sénégal, au Maroc, en République démocratique du Congo (RDC) et au Mali. S’y ajoute IFprofs, un réseau social destiné aux professeurs de français du monde entier et notamment déployé en Afrique. Aujourd’hui, 25 000 enseignants y échangent des ressources pédagogiques, et nous avons pour ambition d’arriver à 75 000 utilisateurs d’ici à 2021.
La langue française n’est pas l’apanage des enseignants de français. Vos dispositifs sont-ils orientés vers d’autres publics ?
Oui, les milieux économiques notamment. Nous sommes en train de créer, avec l’Afnor [Association française de normalisation] et la Chambre de commerce et d’industrie de Paris-Île-de-France, un label multilingue professionnel. Nous sommes en phase pilote au Maroc. Cette expérimentation sera bientôt étendue dans plusieurs autres pays, d’Afrique notamment. Ce label aidera au développement du plurilinguisme professionnel dans le secteur hôtelier. Autre exemple : l’Institut français de Tunisie développe un laboratoire, Yal’lab, dédié à l’apprentissage immersif des langues et qui exploite les potentialités de la réalité virtuelle et de l’intelligence artificielle. Il permettra de tisser des liens étroits entre les secteurs éducatif et économique.
Votre action se limite-t-elle aux pays francophones ?
Absolument pas. L’Institut français vient en appui à l’ensemble du réseau culturel français à l’étranger, aux Alliances françaises et aux Instituts français, dont le pilotage incombe au ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Ainsi, nous soutenons en Afrique les Instituts français déployés sur 61 sites et les 105 Alliances françaises. La France est présente dans les 54 pays du continent. A titre d’exemple, Madagascar compte 29 Alliances françaises, le Nigeria 10 et celle de Lagos est en train de changer totalement de visage grâce à la générosité d’un mécène francophile, Mike Adenuga. L’Institut français d’Egypte crée plusieurs antennes dans le pays, dont une à Louxor. En Tunisie, après l’ouverture d’une Alliance française en 2018 dans la banlieue de Tunis, six autres auront vu le jour d’ici à la fin de 2019. Partout, il s’agit d’être au plus près du public.
La culture n’est pas toujours bien traitée dans les budgets publics, et pourtant votre budget augmentera en 2019…
Oui, notre budget est de 44 millions d’euros en 2019, contre 36,5 en 2018, car il inclut la saison « Africa 2020 », de dimensions exceptionnelles, qui concernera l’ensemble du continent. Pour décrire à grands traits ce budget, nous recevons 30 millions d’euros du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, dont 2 millions au titre du plan langue française, 2 millions du ministère de la culture et 1,2 million des collectivités territoriales. Le reste vient du mécénat.
Pouvez-vous nous donner quelques éléments sur la saison « Africa 2020 » voulue par le chef de l’Etat ?
Il est prématuré d’en parler, mais l’approche sera très novatrice, partant d’une définition assez nouvelle de la culture et d’une vision très panafricaine. Ce sont les Africains qui se raconteront aux Français.