« Genèse » : la naissance des sentiments
« Genèse » : la naissance des sentiments
Par Mathieu Macheret
Le cinéaste québécois Philippe Lesage remonte à la source des émotions adolescentes dans un triptyque délicat.
A force de filmer des adolescents s’ouvrant à l’amour, le jeune cinéma d’auteur international a fini par essorer ce lexique des « premières fois » qui faisait pourtant tout le sel du récit initiatique. Que faire aujourd’hui d’un sujet ainsi usé jusqu’à la corde, sinon tenter de remonter à la source des émotions et sensations auxquelles il puise ? C’est précisément ce à quoi s’emploie Philippe Lesage, cinéaste québécois intéressé par la jeunesse et ses tourments (Les Démons, 2015), avec un septième long-métrage ample et fuselé, qui vise moins à refonder la fiction adolescente qu’à creuser en elle d’autres lignes de fuites, d’autres perspectives sensibles.
Genèse a d’abord cette particularité de se présenter sous la forme articulée d’un triptyque, dont chaque volet retrace une entrée différente dans la vie amoureuse. Les deux premiers, se déroulant en parallèle, mettent en scène deux personnages apparentés. Guillaume (Théodore Pellerin), lycéen interne dans un établissement pour garçons, jouant les fanfarons auprès de sa classe, se découvre une inclination pour un camarade qui n’est autre que son meilleur ami. Découverte qui va peu à peu relativiser sa position dominante auprès des autres et donner accès à son désarroi comme à sa solitude. Sa demi-sœur Charlotte (Noée Abita, jeune comédienne française révélée en 2017 dans Ava, de Léa Mysius) quitte un petit ami trop velléitaire sur un mot de trop, pour fréquenter des garçons plus âgés et moins scrupuleux, qui n’hésiteront pas à profiter de son inexpérience et à se jouer d’elle.
L’un comme l’autre, chacun de son côté, expérimentent une sortie de piste et se confrontent à la non-réciprocité du sentiment amoureux, comme à l’asymétrie des désirs. Philippe Lesage filme leur déshérence et leur incertitude en entremêlant leurs trajectoires sinueuses, à la faveur d’un point de vue distant mais caressant, où une caméra languide balaye l’espace avec douceur. A l’un sont dévolus les intérieurs de l’internat avec ses rituels masculins (batailles de polochons, émulation de l’équipe de hockey), mais aussi ses interstices secrets (lire J. D. Salinger après l’extinction des feux). A l’autre les virées extérieures, hors du temps scolaire, toujours entre deux appartements et deux partenaires, traînant dans les rues, les bars et les parcs au fil d’une quête de liberté qui se confond avec une dérive.
Primauté affective
Leurs parcours croisés débouchent pour chacun sur un drame traumatique, dont on peut regretter que le recul stylisé de la mise en scène donne l’apparence d’une sanction, ramenant l’ensemble à l’aune d’un discours asséné (les sexualités trop libres ou trop à part sont punies par la société). Pour autant, le film ne s’arrête pas là : une dernière partie s’ajoute en un addendum magnifique au terme du récit. Dans un camp de vacances, l’été, deux enfants, Félix (Edouard Tremblay-Grenier) et Béatrice (Emilie Bierre), tombent amoureux l’un de l’autre. Avec eux, le film remonte au temps d’avant l’adolescence (d’où la « genèse » du titre) et à cette émotion primitive qui éclôt ici parmi les activités du camp. Chansons, regards échangés, messages adressés, attente et rencontres éphémères : la caméra recueille toutes ces choses ineffables qui jalonnent la naissance du sentiment. Ce retour aux origines ne conjure pas les drames à venir, mais rétablit une primauté affective où tout est encore possible.
D’une partie aux autres, le film rend ainsi sensible tout l’inconscient social qui pèse sur les relations amoureuses. D’une part, un certain héritage religieux et puritain qui organise, au sein des institutions encadrant la jeunesse, une non-mixité entre les sexes contribuant à les rendre étrangers l’un à l’autre. De l’autre, un effacement complet des adultes, soit absents (les parents toujours hors champ de Charlotte et Guillaume), soit incarnant une loi inflexible ou un danger potentiel. Dans ce monde semé d’entraves, les plus fragiles fleurs du sentiment sont aussi les plus fréquemment foulées au pied.
Film québécois de Philippe Lesage. Avec Noée Abita, Théodore Pellerin, Edouard Tremblay-Grenier (2 h 10). Sur le Web : www.shellac-altern.org/films/510