Soudan : Omar Al-Bachir, maître en dictature
Soudan : Omar Al-Bachir, maître en dictature
Par Christophe Ayad
Passerelle entre l’islam politique des Frères musulmans et le djihadisme d’Al-Qaida, le président soudanais, chantre de l’islamo-militarisme, a su éviter d’être visé par la « guerre contre le terrorisme »
Omar Al-Bachir : les coulisses de l'interview du « Monde »
Durée : 04:09
Le putsch de 1989 avait été mené avec une telle maestria qu’il fallut deux semaines aux services secrets égyptiens et aux chancelleries occidentales pour comprendre quelle était l’orientation de ces militaires islamistes. Un quart de siècle plus tard, Hassan Al-Tourabi végète dans l’opposition, alternant périodes d’assignations à résidence et de liberté surveillée, tandis qu’Omar Al-Bachir règne sans partage sur le Soudan, ou plutôt ce qu’il en reste. L’élève a dépassé le maître, la marionnette a dupé son manipulateur.
On sous-estime beaucoup trop le président Bachir, tout comme le Soudan en général. Ce pays trop noir pour être arabe et trop arabe pour être africain. On ne sait jamais où le ranger et à la fin, on finit par l’oublier. Omar Al-Bachir, lui, est trop islamiste pour être un simple dictateur militaire, comme l’Afrique et le monde arabe en comptent déjà beaucoup, et trop galonné pour se laisser renverser comme un Frère musulman égyptien. Omar Al-Bachir n’a pas inventé le militaro-islamisme ou l’islamo-militarisme – feu le dirigeant pakistanais Zia Ul-Haq avait déjà expérimenté ce cocktail mortifère dans les années 1970-1980 –, mais il l’a porté à son pinacle. S’il existe un sas de passage entre l’islam politique des Frères musulmans et le djihadisme armé de la galaxie Al-Qaida, c’est au Soudan qu’il se trouve. C’est d’ailleurs là qu’a vécu Oussama Ben Laden, de 1992 à 1996, avant qu’on le prie de partir pour la destination de son choix (l’Afghanistan des talibans) avec armes, bagages, femmes et enfants.
Un champ de ruines
Omar Al-Bachir a toujours su adroitement éviter d’entrer dans le viseur de la « guerre contre le terrorisme ». A partir du 11 septembre 2001, il a détourné les foudres américaines en fourguant du menu fretin djihadiste à l’administration Bush et en promettant l’indépendance au Sud-Soudan, chrétien et gorgé de pétrole. Peu importe s’il perdait au passage 80 % de sa richesse, c’est régner qui compte, même sur un champ de ruines.
Il serait faux de ne voir en Omar Al-Bachir qu’un islamiste. Sa violence s’exerce également contre les musulmans, qui ont la mauvaise idée de contester sa férule et la rapacité de Khartoum. De 2004 à 2007, les exactions des miliciens arabes janjawids au Darfour contre les populations africaines ont soulevé un tollé international, et le pouvoir soudanais a dû ouvrir les portes de sa grande province de l’ouest aux casques bleus de l’ONU et de l’Union africaine, ainsi qu’aux ONG.
Mais il a suffi d’être patient et tenace : les opinions se sont lassées, George Clooney a eu d’autres causes à défendre, la presse a oublié, et Omar Al-Bachir a pu acheter, décourager, expulser un à un les témoins de sa politique de la terre brûlée, d’ailleurs également à l’œuvre tout le long de sa frontière méridionale, jusqu’au Nil-Bleu (sud-est).
Le président soudanais a même su faire de son inculpation par la Cour pénale internationale (CPI) pour « génocide » au Darfour un instrument de mobilisation de l’Union africaine contre « l’arrogance » des Blancs et leur justice sélective. Il a convaincu ses pairs qu’eux aussi pouvaient un jour tomber dans les rets de la justice internationale ; ils ont alors mis un point d’honneur à le recevoir malgré le mandat d’arrêt pesant contre lui. Fatou Bensouda, la procureure de la CPI, lasse de l’indifférence de la communauté internationale, a annoncé en décembre 2014 au Conseil de sécurité de l’ONU, qui l’avait pourtant saisie en 2005, la suspension de l’enquête visant le président soudanais, actant l’échec de son institution face à la raison d’Etat.
M. Bachir a un talent inégalé pour concilier les contraires. Il a réussi le tour de force d’être le protégé, tout à la fois, de l’Iran et de l’Arabie saoudite, pourtant des ennemis jurés. De même qu’il est en aussi bons termes avec l’Arabie saoudite que le Qatar, pourtant à couteaux tirés. Même l’Egypte du maréchal Sissi lui fait les yeux doux, pour gagner son soutien dans l’éternelle querelle sur le partage des eaux du Nil avec l’Ethiopie.
Et pourtant, de la Centrafrique au Nigeria, de la bande de Gaza à la Libye, les miliciens, les imams et les trafiquants d’armes envoyés par Bachir étendent l’influence déstabilisatrice du Soudan, qui est devenu le trou noir des diplomaties occidentales, leur point d’amnésie.