Bataille de Tripoli : la méprise de Khalifa Haftar
Bataille de Tripoli : la méprise de Khalifa Haftar
Par Wolfram Lacher
Pourquoi le chef de guerre et les gouvernements occidentaux se sont trompés sur la réaction que la tentative de prise de Tripoli allait susciter dans l’ouest de la Libye.
Manifestation contre Khalifa Haftar sur la place des Martyrs de Tripoli, le 12 avril 2019. / MAHMUD TURKIA / AFP
Depuis une semaine, la Libye est en proie à sa troisième guerre civile depuis 2011. L’élément déclencheur a été l’offensive menée par Khalifa Haftar, le chef de guerre qui contrôle l’est de la Libye, pour prendre le contrôle, par la force, de la capitale Tripoli.
Depuis qu’il s’est autoproclamé chef d’une « armée nationale libyenne » à l’Est, en 2014, Khalifa Haftar n’a cessé de monter en puissance, aidé en cela par des soutiens étrangers. Apparemment, il a pensé qu’il était maintenant assez puissant pour rompre les négociations en cours en vue de la formation d’un gouvernement provisoire et créer une nouvelle réalité sur le terrain par la force.
Cette guerre n’était pas le scénario privilégié par Khalifa Haftar. Son plan initial était de faire entrer des troupes en petit nombre à Tripoli avant que ses adversaires n’aient le temps de réagir, et d’entraîner la défection et le ralliement à son camp de groupes armés locaux et de responsables sécuritaires.
Echec du plan initial de Khalifa Haftar
La responsabilité de l’engagement des hostilités dans les zones densément peuplées serait ainsi revenue à ses adversaires. La pression locale et internationale les aurait alors contraints au cessez-le-feu et Khalifa Haftar aurait pu se servir de sa position nouvellement acquise à Tripoli comme d’un tremplin, la transformant en pouvoir politique à l’occasion d’une conférence nationale prévue mi-avril, sous l’égide de l’ONU.
Ce plan a toutefois échoué dès le premier jour de l’opération. L’attaque de Khalifa Haftar n’a pas eu l’effet escompté de diviser les groupes armés dans l’ouest de la Libye, mais les a au contraire unis contre lui. Haftar n’a pas su comprendre les motivations des milices, et a surestimé leur opportunisme. Il n’a désormais plus d’autre choix que de jouer le tout pour le tout à Tripoli, car une défaite serait désastreuse pour lui.
La réponse des gouvernements occidentaux à l’offensive menée dans la région la plus peuplée de Libye a tardé, ces derniers attendant de voir si Haftar allait parvenir à des accords avec les groupes armés locaux et à entrer dans Tripoli. Alors que la responsabilité de l’escalade du conflit incombait uniquement à Haftar, les premiers communiqués des puissances occidentales et du Conseil de sécurité de l’ONU enjoignaient « toutes les parties » à cesser les hostilités.
Manifestation sur la place des Martyrs, à Tripoli, le 12 avril 2019. / Mahmud Turkia/AFP
Lorsque l’échec du plan initial de Haftar fut évident, les Etats-Unis ont durci leur position. Mais la France, qui soutient Haftar depuis des années, continue de le protéger au niveau de l’Union européenne et au Conseil de sécurité de l’ONU (où Haftar peut aussi compter sur le soutien de la Russie).
Je travaille sur les groupes armés libyens depuis 2011, affinant peu à peu mes connaissances sur ces derniers et ma compréhension de leur contexte social au cours des dizaines de voyages que j’ai effectués dans le pays pendant cette période. La grande majorité des forces qui se sont mobilisées pour combattre Haftar reste habituellement en dehors des luttes de pouvoir que Tripoli a connues depuis la chute de Kadhafi.
Un grand nombre de ces groupes armés ont été créés au moment de la guerre de 2011 contre Kadhafi, sur la base de communautés locales – villages, villes ou quartiers. La guerre n’a fait que renforcer la cohésion de ces groupes. Après la chute de Kadhafi, la plupart des combattants sont retournés à la vie civile, laissant leurs pick-up dans leurs garages et leurs armes bien rangées à la maison. Les stocks d’artillerie lourde ont le plus souvent été placés sous surveillance collective ou entreposés dans les propriétés des commandants. Bon nombre des combattants percevaient des salaires ou d’autres formes de rémunération dans des unités reconnues par l’Etat, mais seule une fraction d’entre eux a, dans les faits, fourni un travail concret dans ces unités.
Des groupes armés désabusés
Pour la plupart de ces groupes, la dernière mobilisation remonte à 2014, au moment où la deuxième guerre civile libyenne a éclaté. Mais même à cette époque, dans les villes amazighes (berbérophones) par exemple, seule une faible proportion des forces armées a rejoint le combat, restant sceptique quant à ses objectifs.
A la fin de la deuxième guerre, la plupart de ces forces étaient désabusées par les discours qui avaient justifié la tuerie. Parmi les commandants et les combattants de groupes armés, s’est répandu le sentiment d’avoir été utilisé par les politiciens pour servir leurs propres intérêts. Les divisions politiques au sein des villes et communautés, quasi absentes au cours du conflit, ont réapparu, gagnant en ampleur au cours des années suivantes.
Lorsqu’en 2016 des groupes armés de Misrata se sont mobilisés pour arracher la ville voisine de Syrte aux griffes de l’Etat islamique dans une bataille sanglante et épuisante, tous les combattants et commandants à qui j’ai parlé m’ont assuré qu’ils ne reprendraient plus les armes.
Ces trois dernières années, pendant que des milices se disputaient le contrôle des institutions à Tripoli, la plupart de ces combattants restaient en retrait, écœurés. Une poignée de milices a établi un véritable cartel coordonnant un pillage des caisses de l’Etat au profit d’un cercle restreint de politiciens, d’hommes d’affaires et de chefs de milices.
Des combattants loyaux au gouvernement de Tripoli, au sud de la capitale, le 10 avril 2019. / Mahmud Turkia/AFP
Si la rancœur n’a cessé de croître parmi les groupes armés de l’ouest de la Libye face au pillage des ressources publiques, peu d’entre eux étaient prêts à affronter les milices à Tripoli. L’année dernière, quelques politiciens et chefs de milices de l’Ouest libyen ont tenté, pendant plusieurs mois, de mobiliser des soutiens en vue d’une offensive contre les milices qui sévissaient à Tripoli. Mais lorsqu’un groupe armé de Tarhouna (sud-est de Tripoli) s’est finalement décidé à lancer cette offensive, en août 2018, très peu de groupes de Misrata et de Zintan – encore moins d’autres villes – se sont associés à l’attaque.
Pendant mes séjours en 2018 et début 2019 à Misrata, Zintan et dans les villes amazighes, les commandants de groupes armés et les leaders communautaires s’accordaient tous pour rejeter une nouvelle guerre. Comme me l’expliquait un chef de brigade de Misrata en février : « Oui, des hommes d’affaires veulent mobiliser des troupes pour entrer dans Tripoli. Mais Misrata ne se laissera plus instrumentaliser à des fins politiques. »
Parallèlement, l’hostilité initiale envers Haftar s’adoucissait chez beaucoup dans les villes de l’ouest de la Libye. Des officiers de l’armée y menaient des négociations avec des représentants de Haftar en vue d’une unification des structures de commande. Les émissaires de Haftar contactaient des commandants de milices à l’Ouest pour conclure des accords qui permettraient à Haftar de prendre pied à Tripoli. Un nombre croissant de commandants me disait être prêt à accepter Haftar si ce dernier se soumettait au contrôle des autorités civiles.
Des factions rivales unifiées
Tel était le contexte à l’aune duquel les diplomates occidentaux, et Haftar lui-même, mesuraient ses chances de succès d’une prise de Tripoli. Le plan tablait sur des divisions entre les groupes armés de l’ouest de la Libye, et sur l’opportunisme dont avaient fait preuve les milices à Tripoli au cours des trois dernières années.
Les conflits en Libye étaient alors analysés quasi exclusivement à travers le prisme de l’économie de guerre, et ses acteurs étaient vus comme mus uniquement par un désir de maximisation de profits. En conséquence, dans les chancelleries et les gouvernements, on ne prenait souvent pas au sérieux les avertissements sur le fait que des groupes armés profondément ancrés dans des communautés locales ne céderaient pas le pouvoir si facilement à un dictateur militaire. On arguait de la lassitude de ces communautés face à la guerre et des nombreuses façons d’acheter les chefs de milices.
Or, contrairement à ces prévisions, l’offensive de Haftar sur Tripoli a uni les factions rivales à l’ouest de la Libye et a entraîné la plus grande mobilisation de forces vue depuis 2011. Certaines des milices en présence défendent peut-être leur fief, et un petit nombre d’extrémistes profite aussi de la situation pour se réinsérer dans les conflits. Mais la grande majorité de ces groupes a répondu à des appels collectifs aux armes en réponse à une menace sévère et existentielle.
Ces groupes sont principalement composés de civils et ils ne disposent pas de structures de commande centralisées. Leur mobilisation, la préparation des véhicules et de l’équipement et leur déploiement ont pris du temps. Mais une fois acquise, cette mobilisation a fondamentalement transformé l’équilibre des forces tel qu’on pouvait l’observer avant la guerre et qui a fait penser à Haftar qu’une prise de Tripoli par son camp était possible.
Un seul objectif unit ces groupes : chasser les troupes de Haftar de l’ouest de la Libye et les repousser au-delà des positions qu’elles occupaient avant l’offensive afin qu’elles ne puissent plus jamais menacer Tripoli.
Il ne s’agit pas de nier qu’il existe des intérêts matériels. Les butins de guerre sont une motivation certaine pour les combattants, et d’imaginer ce à quoi pourraient servir les armes dérobées aux troupes de Haftar fait froid dans le dos.
Car quand la bataille sera terminée, les vainqueurs voudront récolter les fruits de leur victoire – au niveau politique comme financier. Le bloc uni formé actuellement contre Haftar se dissoudra et les rivalités apparaîtront, les différents groupes se disputant leur part du gâteau. Et ceux qui sont écœurés par les luttes pour l’accaparement de la manne pétrolière libyenne rentreront, une fois de plus, chez eux.
Wolfram Lacher est politologue, chercheur à l’Institut allemand des affaires internationales et de sécurité.
Cet article a d’abord été publié sur le site de The Conversation.