Ces nymphes de puceron-soldat se vident de leur fluide corporel puis le travaillent afin d’obturer l’ouverture de leur galle. / Mayako Kutsukake

Le puceron n’a pas bonne réputation. Ni beau gosse ni beau chanteur, il envahit les jardins et ravage les cultures. Tout juste lui accorde-t-on le mérite d’alimenter les coccinelles. Pourtant, derrière son apparente médiocrité, l’insecte cache un mode de vie presque aussi évolué que ses lointaines cousines, fourmis et abeilles. Insecte social, comme elles, il organise ses colonies autour de femelles fondatrices. Fondatrices car ce sont elles qui donneront naissance à des petits par parthénogenèse, mais aussi car elles seules sont capables de produire des galles.

Ruse

Voilà sans doute la plus remarquable trouvaille des pucerons. Là où les chenilles se protègent de leurs prédateurs en tissant un ­cocon, les aphides (nom scientifique de cette superfamille comptant quelque 4 000 espèces) font faire le travail par les plantes sur lesquelles elles vivent. Au printemps, la fondatrice plante les stylets de son rostre sur une tige de son hôtesse et altère ainsi son développement. Selon les espèces de pucerons et de plantes, des excroissances de toutes formes et de toutes tailles apparaissent. Les nymphes de pucerons s’y développent tranquillement, à l’abri de la pluie, du vent et des agresseurs.

Une nymphe de puceron sur la bordure de l’ouverture d’une galle. / Mayako Kutsukake

Coccinelles, syrphes et autres papillons de nuit ont évidemment compris la ruse et tentent de percer la galle. Une bataille commence. Des nymphes-soldates luttent, installent des obstacles quand elles le peuvent ou frappent de leurs pattes. Depuis 2003, une équipe japonaise a décrit dans plusieurs ­articles le sacrifice suprême réalisé par Nipponaphis monzeni, une espèce asiatique, pour ­réparer l’abri collectif après l’agression. Des dizaines, voire des centaines de nymphes se précipitent vers la brèche et y déversent, par le biais de deux petits tubes nommés cornicules, leur fluide corporel, l’hémolymphe. Une véritable éruption qui laisse les insectes exsangues. Privés des deux tiers de leur poids, les pucerons trouvent encore la force de remuer et d’étaler le liquide qui rapidement durcit. Certains restent emprisonnés, d’autres parviennent à s’éloigner, mais la plupart ne survivent pas à l’opération.

Comment des pucerons se sacrifient pour sauver leur colonie
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Dans sa dernière étude, publiée lundi 15 avril dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences américaine (PNAS), l’équipe japonaise révèle les ressorts moléculaires de l’opération. La cavité corporelle des nymphes-soldates abrite en effet des cellules ­spécialisées pleines de gouttelettes de lipides et d’une enzyme nommée phénoloxidase. De son côté, l’hémolymphe contient une hormone, la tyrosine, et des protéines particulières (RCP). « Comme pour une colle époxy, les composants sont stockés séparément dans le corps, explique Takema Fukatsu, professeur à l’université de Tokyo et responsable de l’équipe. Lors de la décharge du fluide corporel, les cellules éclatent, l’enzyme est activée et convertit la tyrosine en molécules de quinone elles-mêmes très réactives, qui vont créer de nombreuses liaisons. » Bref, la soupe devient pâte, puis plâtre.

Au passage, les scientifiques japonais ont fait une autre découverte : ces ingrédients et cette recette, les pucerons l’utilisent également, lorsqu’ils sont personnellement ­blessés, pour cautériser les plaies sur leur ­cuticule. « Que le mécanisme d’immunité innée, individuel, soit repris et amplifié pour construire une défense sociale, collective, a été pour nous une immense surprise », dit Takema Fukatsu. Même la biologiste autrichienne ­Sylvia Cremer, qui a inventé le concept ­d’« immunité sociale » en traçant un parallèle entre les colonies d’insectes sociaux et le corps d’un humain, s’avoue impressionnée. « L’autorupture comme arme de défense était connue chez certaines fourmis, mais ce qui est remarquable ici, c’est de voir le même mécanisme utilisé pour défendre son propre corps et pour défendre la galle, donc la colonie », souligne-t-elle. Médiocre, le puceron ?