En Afrique, « la caricature est dangereuse et ne nourrit pas son homme »
En Afrique, « la caricature est dangereuse et ne nourrit pas son homme »
Par Emeline Wuilbercq (Addis-Abeba, correspondance)
Censure, menaces, réseaux sociaux… A l’initiative de l’association Cartooning for Peace, 26 dessinateurs se sont rencontrés à Addis-Abeba pour discuter des défis auxquels ils sont confrontés.
Elias Areda, Ethiopie. / Cartooning for Peace
Manque de débouchés, menaces, voire emprisonnement… La vie d’un caricaturiste en Afrique n’est pas un long fleuve tranquille. Sur ce continent, « le dessinateur de presse est le parent pauvre du journalisme et de l’art, c’est celui qu’on prend le moins au sérieux », résume Willy Zekid. L’homme, Willy Mouélé de son vrai nom, sait de quoi il parle. Originaire du Congo-Brazzaville, pays qu’il a fui à la fin des années 1990, l’auteur de la bande dessinée Takef était présent lors de la 26e édition de la Journée mondiale de la liberté de la presse organisée conjointement par l’Unesco, le gouvernement éthiopien et l’Union africaine à Addis-Abeba, du mercredi 1er au vendredi 3 mai.
A cette occasion, l’association Cartooning for Peace, un réseau international de dessinateurs de presse cofondé par le dessinateur français Plantu – que connaissent bien les lecteurs du Monde – et l’ancien secrétaire général des Nations unies Kofi Annan, a rassemblé 26 dessinateurs, dont 20 Africains, et organisé l’exposition « Cartooning in Africa ». Un événement inédit sur le continent, lors duquel les caricaturistes africains ont pu rappeler l’importance de se fédérer pour défendre leur droit de s’exprimer.
Dessin de presse : « Cartooning in Africa »
« Isolés, nous sommes fragiles. Ensemble, nous pouvons créer une synergie », assure Willy Zekid. « En temps normal, nous sommes dans nos micro-pays en train de faire des dessins. Le fait de se retrouver ensemble nous rend plus forts », abonde Lassane Zohoré, cofondateur de Gbich !, un journal satirique ivoirien tiré à 10 000 exemplaires. La rencontre veut aussi mettre un coup de projecteur sur ce métier aux confins de l’art et du journalisme que « les autorités méprisent », selon lui.
Politiquement correct
Venus du Cap, de Khartoum, d’Alger ou du Caire, ces as du crayon ont profité de leur présence à Addis-Abeba pour discuter sans tabous des défis auxquels ils sont confrontés et jeter les bases d’un projet de livre illustré sur la liberté de la presse en Afrique, qui paraîtra l’an prochain à l’occasion d’« Africa 2020 », la saison africaine en France, aux éditions Calmann-Lévy. Ces hommes et femmes âgés de 28 à 60 ans ont eu l’occasion de comparer leurs conditions de travail et de mesurer qu’« il y a plusieurs Afriques » et que « les réalités sont différentes d’un pays à l’autre », comme s’en ouvrait Zohoré lors d’une session à huis clos entre caricaturistes, samedi, à l’Alliance éthio-française d’Addis-Abeba.
En Côte d’Ivoire, par exemple, les dessinateurs ont réussi à conquérir leur liberté « tout doucement, à dose homéopathique », poursuit-il. En Guinée, ils sont désormais « intouchables », d’après le dessinateur Oscar, Youssouf Ben Barry de son vrai nom, directeur du journal Bingo. En Ethiopie, pays hôte de l’événement, qui a bondi de 40 places dans l’édition 2019 du classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières, ils sont encore peu nombreux mais l’ouverture démocratique récente laisse planer l’espoir d’une évolution dans le même sens.
Dans d’autres pays, en revanche, la censure et le politiquement correct forcent les dessinateurs à aseptiser leurs caricatures, voire à s’autocensurer. Au Maroc, il est impossible de caricaturer le roi Mohammed VI, raconte le dessinateur Ali Ghamir. L’Egyptien Sherif Arafa, lui, doit trouver le moyen de dessiner de manière subtile les hauts dirigeants de son pays pour ne pas risquer l’emprisonnement. Quant au caricaturiste algérien L’Andalou, pour lui, le grand tabou c’est le prophète. « Si demain je fais un dessin sur Mohammed, le lendemain je ne serai plus vivant », explique-t-il. La différence est ténue d’un pays à l’autre et s’est dessinée au fil du temps, produit d’une histoire et d’une maturité politique plus ou moins avancée.
Dans tous les cas, mieux vaut bien connaître les règles et les frontières à ne pas franchir, car, comme le rappelle Zohoré, « un caricaturiste mort ou en prison est un caricaturiste qui ne dessine plus et ne peut plus critiquer ». Leur confrère turc Musa Kart, de nouveau emprisonné en avril, était dans tous les esprits à Addis-Abeba.
Dérapages déontologiques
Ce rendez-vous a d’ailleurs permis à quelques-uns de savourer une liberté relative qui n’était à leurs yeux pas évidente. William Rasoanaivo alias Pov, dessinateur malgache pour L’Express, à Maurice, était ravi de mesurer son côté « privilégié » au sein de l’assemblée. « On ne me censure que très rarement et je dessine tout ce que je veux », assure-t-il, précisant toutefois qu’il est poursuivi devant la justice mauricienne pour l’une de ses caricatures. D’après lui, le danger est ailleurs pour ses confrères des pays de l’océan Indien : il s’agit de la précarité, qui peut entraîner des dérapages déontologiques. « Les dessinateurs sont payés au lance-pierre. Ils sont vulnérables et peuvent succomber à la tentation de la corruption. C’est aussi valable pour les journalistes », résume-t-il.
La caricaturiste tunisienne Nadia Khiari, alias Willis from Tunis, parle elle aussi d’une « censure économique » à l’œuvre dans son pays. « Les journaux ne veulent pas payer, les dessinateurs se font voler leur travail », déplore-t-elle. La question de la propriété intellectuelle des créations artistiques des dessinateurs, inexistante dans une partie des pays africains, se pose également sur Internet, où les contenus peuvent être partagés sans copyright.
Le développement des réseaux sociaux, qui permettent aux images de circuler plus facilement, pose aussi la question de l’avenir – et de la survie – du dessin de presse, qui, il y a une décennie encore, dépendait des journaux pour subsister. Ce virage numérique « inquiète beaucoup », observe Brandan, caricaturiste sud-africain qui dessine quotidiennement pour le journal national Business Day. De son côté, Zohoré prédit une nouvelle forme de censure insidieuse : « Le danger ne vient plus des hommes politiques mais de militants zélés qui font des commentaires anonymes et dangereux sur les réseaux sociaux. »
Face à ces nouvelles menaces et aux lacunes en matière de protection, les caricaturistes présents à Addis-Abeba ont appelé l’Unesco à reconnaître le dessin de presse comme un droit fondamental. Et si le métier devient moins risqué, il attirera peut-être plus de jeunes en Afrique, se prennent à espérer certains. « Nous avons du mal à renouveler notre génération, regrette Zohoré. De très bons dessinateurs embrassent d’autres métiers parce qu’ils estiment que c’est dangereux et que ça ne nourrit pas son homme. » Pour l’Ivoirien, il est indispensable de trouver le moyen d’encourager les jeunes à faire vivre la profession. Car « si nous sommes une espèce en voie de disparition, c’est de mauvais augure pour l’Afrique ».