Les soldats de l’opération « Barkhane », dans une vidéo diffusée par l’armée française le 13 mai. / AFP

Lorsque le dimanche 13 mars 2016, un petit commando de trois hommes sema la mort sur la plage de Grand-Bassam en Côte d’Ivoire, aucun observateur de la région n’exprima la moindre surprise. L’attaque, où tombèrent dix-neuf personnes sous les rafales des séides d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), sonnait comme la chronique d’un drame annoncé. Imparable et inéluctable. Quelques semaines auparavant, un diplomate français en poste dans la région assurait : « La question n’est pas de savoir s’il y aura un jour un attentat en Côte d’Ivoire ou au Sénégal mais quand y aura-t-il un attentat dans ces pays. »

Trois ans plus tard, la prédiction s’est en partie réalisée. L’attaque annoncée a bien eu lieu mais les Etats côtiers d’Afrique de l’Ouest, sur une ligne allant du Sénégal au Bénin, n’ont pas pour autant été happés dans un enchaînement d’attentats. Du fait notamment de la pression exercée par les 4 500 soldats de l’opération « Barkhane » et par les armées de la région, les groupes djihadistes, qui se sont développés dans le nord du Mali, ont étendu leurs actions au centre de ce pays, au Niger et au Burkina Faso, mais font aussi planer une menace constante et diffuse sur les pays du golfe de Guinée.

Aucun autre attentat depuis Grand-Bassam n’a visé la Côte d’Ivoire mais le risque est désormais intégré au quotidien de nombre d’Ivoiriens. Même si ces mesures sont davantage destinées à rassurer les clients qu’à empêcher une attaque par des candidats au suicide, il est aujourd’hui impossible de pénétrer un centre commercial d’Abidjan sans se soumettre aux contrôles de vigiles.

Risque intégré au quotidien

Le danger est pourtant bien là. Début décembre, les services maliens ont arrêté dans la région de Sikasso, frontalière de la Côte d’Ivoire et du Burkina Faso, quatre djihadistes qui auraient projeté des attentats dans les capitales de ces trois pays. En Côte d’Ivoire, le quartier général de l’armée et un hôtel auraient fait l’objet de repérages en vue d’une attaque prévue pour les fêtes de fin d’année.

Autre pays « ami » de Paris, le Togo, dont les soldats participent activement à la Mission des Nations unies au Mali, fait lui aussi partie des cibles. Avant l’attaque sur Grand-Bassam, un grand hôtel de Lomé, la capitale togolaise, était entré provisoirement dans le viseur des commanditaires de l’attentat, selon un responsable d’un service de renseignements de la région.

En avril, une vingtaine de djihadistes présumés, certains arrivés à moto et armés, ont été interpellés au Togo puis renvoyés au Burkina Faso. Ils auraient franchi la frontière pour fuir l’opération « Otapuanu », la foudre en français, lancée en mars par l’armée burkinabée dans l’Est et le Centre-Est du pays. Lors de celle-ci, Oumarou Diallo, alias Diaw Oumarou, un chef de katiba, a été interpellé alors qu’il tentait de se réfugier au Togo. A l’issue de son interrogatoire, le ministère burkinabé en charge de la sécurité a dit être « activement » à la recherche de 247 individus « pour participation à une entreprise terroriste ». Le djihadiste aurait également fait part de ses ramifications au sein des voisins méridionaux du Burkina.

Mais l’opération a aussi suscité une nouvelle dissémination. Ouagadougou avait ainsi prévenu les autorités béninoises que des djihadistes s’étaient infiltrés dans le nord du territoire pour échapper aux soldats. Les preneurs d’otages de Laurent Lassimouillas et Patrick Picques, les deux Français enlevés dans le parc du Pendjari, et assassins de leur guide, Fiacre Gbédji, sont-ils à chercher dans leurs rangs ? Il est trop tôt pour le dire. Quoi qu’il en soit, cette inquiétude de voir l’insécurité, qui s’est répandue du Mali vers le Niger, le Burkina Faso, glisser vers le sud est bien réelle.

Contrôles renforcés

Selon l’Africa Center for Security and Intelligence Studies, les djihadistes ont fait de nombreuses incursions au Ghana ces quatre derniers mois. Les services de renseignements de ce pays les soupçonnent même de vouloir mener des actions contre des églises au nord du territoire. Les contrôles à la frontière ont été renforcés.

Cette stratégie expansionniste a été validée par les plus hauts dirigeants des deux organisations djihadistes concurrentes. Dans sa dernière apparition vidéo fin avril, Abou Bakr Al-Baghdadi, le chef du groupe Etat islamique (EI), a exhorté l’émir de l’EI pour le Grand Sahara, Abou Walid Al-Sahrawi, à intensifier les attaques contre la France et ses alliés africains. Du côté d’Al-Qaida, poursuivant la politique d’ancrage local, l’accent a été mis ces dernières années sur les recrutements au sein de la communauté peule, présente dans toute l’Afrique de l’ouest et une partie de l’Afrique centrale.

Le 8 novembre, Iyad Ag Ghali, la principale figure du djihad au Mali, l’Algérien Djamel Okacha et le chef de la Katiba Macina, Amadou Koufa, appelaient ainsi dans une vidéo à « poursuivre le djihad » bien au-delà des terres de combat actuelles. Ils évoquaient notamment le Sénégal, le Bénin, la Côte d’Ivoire, le Ghana et le Cameroun. Déjà en 2017, Iyad Ag Ghali déclarait que la lutte doit être étendue à de nouveaux espaces.

Sur le terrain, selon plusieurs observateurs, la rivalité observée au Levant entre les filiales de l’EI et celles d’Al-Qaida est bien moins prégnante au Sahel. De bonne source, des collaborations ont été observées localement, facilitées par le fait que bon nombre des figures djihadistes de la région sont dans un premier temps passées par Gao et les rangs du Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), lorsque le nord du Mali était sous le contrôle des islamistes armés.

« Culture de méfiance »

Dans une note intitulée « Menace jihadiste : les Etats du Golfe de Guinée au pied du mur », Antonin Tisseron estimait en mars que les pays visés ont pris conscience du danger mais que « la coopération reste entravée par une culture de la méfiance entre Etats, entre administrations d’un même Etat, et au sein d’une même administration ».

Autre motif d’inquiétude pour le chercheur associé à l’Institut Thomas-More : « En Côte d’Ivoire, le pouvoir est focalisé sur l’échéance électorale de 2020 (…) ; au Togo, l’opposition est mobilisée depuis 2017 contre le régime et une réforme de la Constitution ; en Guinée, Alpha Condé fait face à une grogne sociale et à une opposition active… Avec trois risques, celui de l’instrumentalisation de la menace terroriste, de la désorganisation de l’appareil sécuritaire, et d’une focalisation par les autorités sur les enjeux de politique intérieure au détriment de la réduction des facteurs de conflit et des vulnérabilités internes. »

Le déni, la tentation d’utiliser le danger terroriste contre ses opposants, la répression sans stratégie ont déjà montré dans la région qu’ils sont les meilleurs alliés des groupes djihadistes.