Pour la Cour de Luxembourg, les patrons doivent mesurer « le temps de travail journalier »
Pour la Cour de Luxembourg, les patrons doivent mesurer « le temps de travail journalier »
Par Bertrand Bissuel
La Cour de justice de l’Union européenne réaffirme la nécessité de respecter des plages de repos suffisantes.
Les pointeuses vont-elles se multiplier dans les entreprises ? Voilà l’une des questions qui vient à l’esprit, à la lecture d’un arrêt rendu mardi 14 mai par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Cette juridiction, implantée à Luxembourg, conclut que les Etats membres sont tenus d’obliger les employeurs à instaurer un système « permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier effectué par chaque travailleur ». La décision ne remet – a priori – pas en cause la législation existante en France, mais elle réaffirme avec plus de vigueur la nécessité de veiller au respect effectif des temps de repos auxquels ont droit les personnes en activité. Ce qui inspire un peu de perplexité chez des directeurs des ressources humaines (DRH).
L’affaire examinée par la CJUE résulte d’une démarche de l’Audiencia Nacional – la Cour centrale en Espagne. Celle-ci voulait obtenir un éclairage sur les règles européennes relatives à « l’aménagement du temps de travail » et à « l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs ». Sa demande avait été présentée à la suite d’un différend entre une organisation syndicale – la Federación de servicios de comisiones obreras (CCOO) – et la Deutsche Bank : la première reprochait à la seconde de ne pas avoir institué un dispositif « d’enregistrement du temps de travail journalier » des salariés, alors même que, à ses yeux, la loi nationale tout comme les textes européens le prévoient.
Modalités définies par les Etats membres
Cette analyse juridique avait été contestée par la Deutsche Bank, au nom de la jurisprudence du Tribunal Supremo – la Cour suprême espagnole. Pour en avoir le cœur net, la Cour centrale de Madrid avait donc demandé son avis à la CJUE.
L’arrêt rendu mardi est on ne peut plus affirmatif : « Lues à la lumière » de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, les directives européennes « s’opposent » aux réglementations nationales qui n’imposent pas aux employeurs « un système objectif, fiable et accessible permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier ». De telles procédures sont essentielles, souligne la Cour de Luxembourg, en particulier du point de vue de la « santé » et du « repos » du travailleur. L’instance estime que :
« Le travailleur doit être considéré comme la partie faible dans la relation de travail, de telle sorte qu’il est nécessaire d’empêcher que l’employeur ne dispose de la faculté de lui imposer une restriction de ses droits. »
La CJUE ne donne pas de solutions toutes prêtes, de nature à garantir le respect de ces principes : il appartient aux Etats membres de définir « les modalités concrètes de mise en œuvre d’un tel système, en particulier la forme que celui-ci doit revêtir », sachant que « des particularités propres » à chaque secteur ou à « certaines entreprises » peuvent, « le cas échéant », être prises en considération.
« C’est le retour de la pointeuse »
Evaluer l’impact de cet arrêt pour la France n’a rien d’évident, compte tenu de la diversité des situations et des normes en vigueur. Dans le secteur privé, les salariés peuvent être soumis à des régimes très différents : par exemple à celui des horaires collectifs, s’appliquant uniformément à l’ensemble du personnel, ou individualisés.
Autre option, très fréquente chez les cadres : le temps de travail peut être déterminé en journées sur l’année – et non pas en heures ; dans cette hypothèse, une convention dite de « forfait-jours » est mise en place, grâce à un accord collectif qui pose un certain nombre de conditions (catégories de salariés concernés, nombre de jours travaillés, etc.). Quel que soit le schéma retenu, des limites sont fixées, en particulier pour que la personne bénéficie de moments de repos (au moins 11 heures entre deux jours de travail et 35 heures consécutives par semaine).
Dès lors, comment se conformer à la décision prononcée mardi à Luxembourg ? « C’est le retour de la pointeuse », soupire Jean-Paul Charlez, président de l’Association nationale des DRH, en commentant l’arrêt de la CJUE, qui renvoie, selon lui, « à une autre époque ». Le diagnostic de M. Charlez est toutefois loin de faire l’unanimité. « Notre code du travail prévoit déjà de décompter la durée du travail de chaque salarié, rappelle Antoine Lyon-Caen, professeur émérite de droit du travail à l’université de Nanterre. Par exemple, pour ceux qui, dans un atelier ou dans un service, sont soumis à des horaires collectifs différents, l’employeur doit enregistrer les heures de début et de fin de chaque période travaillée. » Autrement dit, les patrons, en phase avec la loi, n’auront pas à bouleverser leurs pratiques, puisqu’ils doivent avoir une idée précise du temps que leurs salariés consacrent à leur activité.
« Des armes supplémentaires aux salariés »
Quant à la législation, elle n’aura pas à être adaptée, assure-t-on au ministère du travail, y compris pour les salariés au forfait-jours, puisqu’elle oblige l’employeur à « s’assure[r] régulièrement que la charge de travail du salarié est raisonnable et permet une bonne répartition, dans le temps, de son travail ». « Cette décision de la CJUE ne devrait pas avoir d’incidence sur les textes applicables en France, notamment pour tout ce qui a trait au forfait-jours, confie M. Lyon-Caen, mais il procède à un rappel à l’ordre très ferme sur les règles à respecter en matière de temps de travail et de santé des travailleurs. »
Doyen honoraire de la chambre sociale de la Cour de cassation, Pierre Bailly pense d’ailleurs que « le plus intéressant dans cet arrêt » réside dans « le rappel à plusieurs reprises de l’existence d’un droit fondamental, garantissant la santé et la sécurité au travail et l’obligation pour le juge du travail d’interpréter sa loi nationale en ce sens ».
Il est, par conséquent, très possible que la décision de mardi alimente des contentieux. « Elle donne des armes supplémentaires aux salariés, qui veulent saisir le juge à la suite d’un conflit avec leur employeur sur des heures supplémentaires non payées ou sur une charge de travail si volumineuse qu’elle empêche le respect des temps de repos », estime Me Béatrice Bursztein, avocate spécialisée en droit du travail. Dans ces actions en justice, les forfaits-jours sont susceptibles d’être une cible de choix : des conventions qui les avaient mis en place dans plusieurs secteurs ont déjà été invalidées par la Cour de cassation, au motif qu’elles ne garantissaient pas assez que « l’amplitude et la charge de travail restent raisonnables ».