La liste n’en finit pas de s’allonger. Ce sont désormais huit journalistes qui ont été ou vont être convoqués par la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), pour des soupçons d’atteintes au secret de la défense nationale, dans le cadre de deux enquêtes distinctes portant d’une part sur les armes utilisées au Yémen, de l’autre sur les ramifications de l’affaire Benalla. Il s’agit de :

  • une journaliste de « Quotidien », Valentine Oberti, qui a révélé mercredi 22 mai avoir été convoquée en février par les policiers de la sécurité intérieure pour une enquête sur les ventes d’armes françaises à l’Arabie saoudite. L’ingénieur du son et la journaliste reporter d’images qui travaillent avec elle avaient eux aussi été convoqués, les 11 et 15 avril ;
  • la journaliste du Monde Ariane Chemin, qui a révélé l’affaire Benalla, a appris, mardi 21 mai, sa convocation le 29 mai par les policiers de la DGSI. « Cette enquête vise (…) notamment nos informations sur le profil d’un sous-officier de l’armée de l’air, Chokri Wakrim, compagnon de l’ex-chef de la sécurité de Matignon, Marie-Elodie Poitout », explique le directeur de la rédaction Luc Bronner dans un éditorial ;
  • à la mi-mai, trois journalistes ayant enquêté sur l’exportation d’armes françaises utilisées au Yémen – les deux fondateurs du nouveau média en ligne Disclose, Mathias Destal et Geoffrey Livolsi, et un journaliste de Radio France, Benoît Collombat – ont été convoqués par les services secrets français, le 14 et 15 mai. Ils ont été entendus sous le régime de l’audition libre – un régime moins contraignant que celui de la garde à vue –, un mois après que le média Disclose a publié une enquête journalistique comportant des informations et documents « confidentiels défense » ;

  • enfin, Michel Despratx, un collaborateur du site Disclose sera, lui, entendu comme témoin pour ses révélations dans l’affaire de la vente d’armes françaises au Yémen. Ce sera le 28 mai.

Après la révélation de ces convocations, le gouvernement a été accusé de porter atteinte à la liberté de la presse. Dans une tribune, une quarantaine de rédactions ont dénoncé « fermement ces convocations qui ressemblent à de nouvelles tentatives d’intimidation de journalistes qui n’ont fait que leur travail : porter à la connaissance des citoyens des informations d’intérêt public. »

Nous rappelons une nouvelle fois que la protection des sources a été consacrée par la Cour européenne des droits de l’homme comme « l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse » et que le secret-défense ne saurait être opposé au droit à l’information, indispensable à un débat public digne de ce nom, ni servir d’épée de Damoclès pour dissuader les journalistes d’enquêter et de publier.

A l’unisson, le Syndicat national des journalistes (SNJ) a estimé qu’« il se passe quelque chose de très malsain dans ce pays. Nous y voyons la volonté d’intimider les journalistes et leurs sources, et c’est totalement scandaleux ». Le SNJ-CGT dénonce un « nouveau coup de canif insupportable contre le journalisme et la liberté d’informer ». La CFDT-Journalistes évoque « une procédure dont le but inavoué est de faire taire les journalistes dans l’exercice de leur mission d’informer. »

« Des justiciables comme les autres »

Des accusations auxquelles a répondu jeudi sur Europe 1 la porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye. Pour elle, « les journalistes sont des justiciables comme les autres », et « il est normal qu’un Etat protège un certain nombre de données nécessaires à des activités de défense extérieure et militaires ».

« Pour le Yémen, il y a eu une note classée secret-défense qui s’est retrouvée dans la nature, ce n’est pas normal », a affirmé la porte-parole. « Il est normal que ce gouvernement, que l’Etat français s’interroge sur le fait qu’il puisse y avoir des fuites en son sein », a-t-elle expliqué, affirmant s’inquiéter des causes de ces fuites pour éviter une éventuelle manipulation étrangère :

« Aujourd’hui, c’est envers des journalistes, mais demain, est-ce que ce n’est pas envers une puissance étrangère ? Il faut qu’on soit capable d’aller chercher les causes. Ça ne remet pas en cause notre attention portée au secret des sources, c’est un droit important pour les journalistes, fondateur de leur activité, mais pour autant, l’Etat, c’est l’Etat. Et il y a des secrets qu’on doit aussi protéger. »

« L’intérêt public suppose de pouvoir enquêter »

La rédaction du Monde, de son côté, continue de dénoncer « une forme de banalisation de ce type de convocations, qui devraient être absolument exceptionnelles et liées à des affaires particulièrement graves de mise en danger de la sécurité nationale ». De source judiciaire, Ariane Chemin est convoquée dans le cadre d’une enquête ouverte pour « révélation de l’identité d’un membre des unités des forces spéciales ».

Selon des sources concordantes, cette enquête fait suite à une plainte déposée à la mi-avril par Chokri Wakrim. Ce dernier était lié par un contrat de protection rapprochée avec un homme d’affaires russe, qui a conduit à l’ouverture d’une enquête pour « corruption ». « L’intérêt public suppose de pouvoir enquêter sur les entourages et les liens entretenus par des collaborateurs de l’Elysée ou de Matignon, quels que soient leurs parcours antérieurs », défend Luc Bronner.

La rédaction de Disclose dénonce également « une nouvelle tentative du parquet de Paris de contourner la loi de 1881 sur la liberté de la presse et la protection des sources ». « En tant que témoin notre journaliste ne pourra pas être assisté d’un avocat. Il ne pourra pas non plus faire valoir le “droit au silence”. Mais en tant que journaliste, il pourra invoquer le secret des sources », précise le site.