Sélection week-end du « Monde » : nos coups de cœur à la Biennale de Venise
Sélection week-end du « Monde » : nos coups de cœur à la Biennale de Venise
Par Harry Bellet, Philippe Dagen
Un vendredi sur deux, le service Culture du « Monde » propose aux lecteurs de « La Matinale » un choix d’événements ou de lieux à découvrir autour d’un thème.
LA LISTE DE LA MATINALE
« Le Bariole mariole » (1964), de Jean Dubuffet, huile sur toile, collection privée. / ADAGP - PARIS / SIAE - ROME
La 58e édition de la Biennale d’art contemporain de Venise, événement majeur de l’art contemporain, se tient partout en ville jusqu’au 24 novembre, avec une grande exposition internationale et des pavillons nationaux. Mais de palais en musée, c’est toute la lagune qui fait place aux expositions à cette période. Nos journalistes Harry Bellet et Philippe Dagen ont dressé une sélection des lieux et des artistes les plus frappants de cette édition.
La Biennale d’art contemporain
« Deep See Blue Surrounding You » de l’artiste Laure Prouvost, au pavillon de la France, lors de la Biennale des arts à Venise, le 7 mai. / ANTONIO CALANNI / AP
L’événement majeur, la Biennale, se tient aux Giardini, à l’Arsenal et un peu partout en ville. Environ 90 nations y participent, plus un pavillon international supposé donner la température et les tendances de l’art en train de se faire et enfin des expositions individuelles, initiées par des institutions ou de puissantes galeries privées : le visiteur n’aura pas assez d’une semaine pour en faire le tour. Signe des temps, les artistes d’aujourd’hui s’intéressent à l’écologie, pourfendent les inégalités, s’inquiètent de la condition des migrants, soutiennent les peuples opprimés…
Il y a de nombreux ratés, mais aussi quelques réussites : les réflexions satiriques de Christian Bendayan sur le stéréotype de l’Indien cannibale dans le pavillon du Pérou, l’installation de Joël Andrianomearisoa, qui représente Madagascar, pays présent pour la première fois à la Biennale, ou Written on Water, de Marco Godinho, au pavillon du Luxembourg, une installation qui associe Homère au désastre actuel des réfugiés noyés en Méditerranée en échappant au pathos. Il ne faut pas oublier Laure Prouvost, au pavillon français, joyeusement loufoque, ni négliger la visite du pavillon lituanien, qui a reçu le Lion d’or de cette édition, avec Lina Lapelyte, Vaiva Grainyte et Rugile Barzdziukaite, pour Sun & Sea (Marina), qui entend dénoncer le bouleversement climatique.
58e Biennale d’art contemporain de Venise.
Jean Dubuffet au Palazzo Franchetti
« Le Bariole mariole » (1964), de Jean Dubuffet, huile sur toile, collection privée. / ADAGP - PARIS / SIAE - ROME
Venise a eu une importance particulière pour Jean Dubuffet : c’est là qu’il a choisi d’exposer pour la première fois en 1964 le début de son cycle de L’Hourloupe, puis celui de ses Mires en 1984. Dans le premier cas, il occupait le Palazzo Grassi, hors de la Biennale qui vit le couronnement de l’art américain. Lors de sa deuxième exposition, il était au pavillon Français, à l’invitation de Daniel Abadie, le commissaire pour cette biennale. La chose fut diversement appréciée et l’attitude de Jean Dubuffet, qui ne se privait pas de dire tout le mal qu’il pensait du monde de l’art, ne fit rien pour arranger les choses.
Venus de la fondation Dubuffet à Paris, Sophie Webel et Frédéric Jaeger ont eu l’idée d’évoquer ces deux moments, en montrant comment, de la série des Célébrations du sol, mais aussi de Paris Circus, sont nés L’Hourloupe, ses personnages et ses sculptures et comment les Mires, œuvres ultimes de l’artiste, paraissent aujourd’hui une leçon de fraîcheur et de liberté, tout en faisant figure de classiques. Une sélection d’une soixantaine d’œuvres, accrochées au Palazzo Franchetti, idéalement situé en face de l’Académie, mais dont la décoration surchargée pouvait faire craindre le pire : elles « tiennent » cependant le mur de façon remarquable. Harry Bellet.
Palazzo Franchetti, San Marco 2847, Venise. Jusqu’au 20 octobre.
Arshile Gorky à la Galerie internationale d’art moderne
Arshile Gorky, « Portrait de moi-même et de ma femme imaginaire », huile sur carton. Musée Hirshhorn, Smithonian, Washington DC. / ARSHILE GORKY / LEE STALSWORTH
Aussi curieux que cela puisse paraître, Arshile Gorky (1904-1948) n’avait jamais eu de rétrospective en Italie. A Venise, c’est près de 80 œuvres qu’ont sélectionnées l’historienne d’art Gabriella Belli et Edith Devaney, conservatrice à la Royal Academy de Londres.
Tout en présentant un caractère rétrospectif, l’exposition pointe une tendance qui est généralement comprise comme un défaut dans son œuvre, au point qu’on a pu la qualifier de pastiche : à ses débuts, Gorky, dessinateur surdoué, a tenté de percer les secrets de ses devanciers. Il regarde successivement, et avec attention, Cézanne, puis Picasso, Braque, Léger, et enfin Miro. Au point que, en 1932, le galeriste Julien Levy, auquel il montrait son travail, lui aurait déclaré qu’il l’exposerait peut-être, mais quand il ferait du Gorky…
Mais même dans ses œuvres les plus proches de ses sources d’inspiration, résonne une petite musique bien à lui. En retour, son propre travail fut attentivement scruté par d’autres, plus jeunes, comme De Kooning. André Breton, qui l’avait qualifié « d’hybride », avait eu une bonne intuition. Rares sont ceux qui, comme lui, font aussi clairement le pont entre le surréalisme et l’expressionnisme abstrait américain. Ha. B.
Galerie internationale d’art moderne, Ca’ Pesaro, Santa Croce 2076, Venise. Jusqu’au 22 septembre.
Helen Frankenthaler au Palazzo Grimani
« Riverhead » (1963), de Helen Frankenthaler, huile sur toile. / HELEN FRANKENTHALER FOUNDATION / ARS NEW YORK / ROB MCKEEVER - GALERIE GAGOSIAN
Une quinzaine de tableaux, cela semble peu, mais Helen Frankenthaler (1928-2011) ne peignait pas petit : inspirées par Jackson Pollock, ses toiles étaient posées au sol, et elle dansait autour avant de peindre dessus.
Mais là où Pollock « drippait », versait sa peinture en filets denses et émaillés, qui venaient se poser à la surface, Frankenthaler usait de toile brute, non apprêtée ni enduite, et de couleurs très diluées. L’une absorbait les autres. Cela répondait à la question que se posaient alors de nombreux peintres américains, qui tournait autour de l’aboutissement auquel était parvenu Pollock : une impasse, semblait-il, après laquelle la peinture semblait impossible. Pollock lui-même devait revenir à une certaine forme de figuration.
Le procédé imaginé par Frankenthaler ouvrait une voie nouvelle, vers une planéité absolue du tableau, qui permettait néanmoins les transparences et les superpositions. Cette technique fut reprise par Morris Louis, qui reconnut sa dette. Elle-même devait beaucoup, pense-t-on, aux Nymphéas, de Claude Monet, comme d’ailleurs la presque totalité des artistes de ce qu’on a parfois nommé le paysagisme abstrait. Mais les tableaux montrés à Venise font plutôt référence à des maîtres plus anciens, comme Titien et Bassano. Ha. B.
Palazzo Grimani, Castello 4858A, Venise. Jusqu’au 17 novembre.
« Heartbreak » à Ca’ del Duca
« View » (2017), une vidéo de la Syrienne Randa Maddah. / COURTESY RANDA MADDAH
Exposition réduite : neuf artistes, dont aucun de ces noms supposés magnétiser le marché de l’art. Exposition cohérente par la géographie : de la Tunisie à l’ouest à l’Iran à l’est, de la Bosnie au nord à l’Egypte au sud avec, au centre, Syrie et Liban. Et plus encore cohérente par ses sujets : déchirures, blessures, guerres, mort.
La Syrienne Randa Maddah suspend à des fils des fragments de miroirs où se reflète un bunker en haut d’une pente rocailleuse : frontière infranchissable. Lana Cmajcanin, née à Sarajevo, trace des lignes sur des feuilles de plastique transparent qu’elle invite les visiteurs à faire glisser à leur guise sur une grande carte où l’on reconnaît les Balkans : frontières absurdes. Le Beyrouthin Imad Issa présente ensemble des vidéos et des têtes en terre cuite. La guerre est dans la façon brutale dont il signifie que les conditions pour faire de l’art comme si tout allait bien ne sont plus d’actualité, ce qui donne No Performance, refus de tout spectacle. Elle est, jusqu’au difficilement supportable, dans Penetrated, autre vidéo. En la voyant, on comprend pourquoi les têtes de terre cuite sont percées de petits trous ronds ou fracturées à hauteur des tempes. Philippe Dagen
« Heartbreak » à Ca’ del Duca, Corte del Duca Sforza, San Marco 3052, Venise. Jusqu’au 24 novembre.
Jannis Kounellis à la Fondation Prada
Sans titre (2011) de Jannis Kounellis, manteaux, chapeaux et chaussures, et Sans titre (Giallo) (1965), de Jannis Kounellis, huile sur toile. / AGOSTINO OSIO / ALTO PIANO / COURTESY FONDAZIONE PRADA
Jannis Kounellis, qui était né en Grèce en 1936, est mort en 2017. Cette rétrospective est la première depuis son décès. Dans les salles somptueuses et légèrement décaties d’un palais vénitien, ses œuvres sont autant d’étrangetés et de menaces. Elles ont été choisies et disposées avec une rare justesse par Germano Celant, critique qui donna en 1969 le nom d’Arte Povera au groupe dont Kounellis a été l’un des artistes majeurs.
Les grandes peintures de lettres et de signes énigmatiques font faire silence dès l’entrée. Les sacs de charbon et de graines, les écheveaux de laine crue, les plaques de fer, les amas de pierres grises, les chalumeaux à gaz sont absolument incongrus en ces lieux, irruptions de la nature la plus rudimentaire et de l’industrie la plus brutale sous les plafonds à moulures dorés et sur les parquets luisants.
Dès lors, l’exposition tout entière devient une immense et sévère vanité. Les instruments de musique ne jouent plus, les feux ne brûlent plus et, de l’artiste lui-même, ne restent qu’un manteau et un chapeau noirs. La puissance tragique qui animait Kounellis est ici plus sensible qu’elle ne l’avait jamais été. Ph. D.
Fondation Prada, Ca’ Corner della Regina, Santa Croce 2215, Venise. Jusqu’au 24 novembre.
Georg Baselitz à la Gallerie dell’Accademia
Baselitz Academy, Gallerie dell’Accademia et Gagosian Gallery, à la Biennale de Venise. / ANDREA SARTI
Une soixantaine d’œuvres, de petites études à l’aquarelle d’après des maîtres italiens de la Renaissance à de très grandes toiles, est-ce suffisant pour donner la mesure de l’Allemand Georg Baselitz ?
Oui, pour deux raisons. L’une est d’ordre historique : la sélection a été faite de manière à indiquer les principaux épisodes, de l’expressionnisme satirique du début des années 1960 au moment du renversement, 1969, quand l’artiste décide de peindre les figures inversées, tête en bas, pour s’interdire de tomber dans la virtuosité. Il conserve aujourd’hui encore ce principe, mais la peinture est devenue de plus en plus fluide ou vaporeuse, de sorte que les visages et les corps se diluent ou s’effacent dans des brumes de couleur.
L’autre raison tient à ce fait : toute œuvre de Baselitz, dessin, gravure, peinture ou sculpture, contient une charge psychique de forte intensité. On dirait que l’énergie mentale de l’artiste se concentre en une masse très dense pour mieux exploser ensuite au visage du spectateur. Si familier soit-on de son travail, l’exposition vénitienne contient des toiles très récentes qui frappent par surprise, et violemment. Ph. D.
Gallerie dell’Accademia, Campo della Carita, Dorsoduro 1050, Venise. Jusqu’au 8 septembre.
Pino Pascali au Palazzo Cavanis
« Pulcinella » (1965), de Pino Pascali, tirage argentique sur papier. / MARINO COLUCCI / COURTESY OF THE PINO PASCALI FOUNDATIONE - POLIGNANO A MARE
Pino Pascali est mort à 33 ans, en 1968, et ne s’est entièrement consacré à sa création qu’à partir de 1964. Jusqu’alors, il travaillait pour le cinéma, comme scénographe et décorateur.
L’exposition, qui ne se veut pas une rétrospective mais l’esquisse d’un portrait, montre comment il a travaillé durant ces cinq ans et les parts respectives du dessin et de la photographie dans le processus créatif. Il ne documente pas, il ne décrit pas. Il suggère des apparitions qu’il revient à chacun de compléter et esquisse des fables, à poursuivre là encore. Il peut lui suffire de peu d’éléments matériels pour les faire naître, si bien qu’il est parfois classé du côté de l’arte povera, dont il serait alors le précurseur. Pour faire apparaître un poisson, une baleine ou la mer, il lui suffit de quelques volumes stylisés et monochromes.
Une autre raison de rapprocher Pascali de l’arte povera est sa prédilection pour ce qui est alors le plus éloigné du monde industriel et moderne : les vieux pêcheurs en barques et leurs filets, les paysans des Abruzzes et leurs instruments de bois, les enfants et leurs jouets de peu. Ph. D.
Palazzo Cavanis, Fondamenta delle Zattere, Venise. Jusqu’au 24 novembre.