Certaines œuvres émergeant d’une longue nuit d’oubli sont restituées avec d’autant plus d’urgence que leurs questionnements sont depuis restés sans réponse. C’est le cas de Journal d’un maître d’école, film en quatre épisodes réalisé pour la télévision publique italienne (RAI) par Vittorio De Seta, disponible dans un très beau livre-DVD (éd. L’Arachnéen) retraçant précisément le contexte et l’histoire atypique de sa production.

Méconnu et très rarement montré en France, alors qu’il rencontra un grand succès (20 millions de spectateurs) en Italie, lors de sa diffusion, en 1973, c’est une merveille d’audace et d’intelligence. Inspiré des théories de pédagogues réformateurs comme Célestin Freinet ou Mario Lodi, mené comme une expérience pédagogique in vivo, dans un partage des pouvoirs respectifs de la fiction et du documentaire, Journal d’un maître d’école explore les conditions possibles d’une nouvelle façon d’enseigner, en opposition à une institution scolaire sclérosée et désinvestie.

Réputé avant tout pour ses documentaires (Le Monde perdu, évocation des cultures millénaires du sud de l’Italie), Vittorio De Seta sort de deux échecs quand la télévision lui demande une adaptation du livre Une année à Pietralata (1968), de l’instituteur Albino Bernardini. Celui-ci y relatait son quotidien dans une école de la banlieue de Rome et ses méthodes révolutionnaires pour tirer le meilleur d’élèves très défavorisés. Le cinéaste entrevoit vite les limites qu’entraînerait une adaptation littérale d’un tel matériau.

Il s’affranchit alors des règles de la fiction et décide de plonger son acteur, Bruno Cirino, qui incarne le jeune professeur, entre les murs d’une véritable classe et au milieu d’enfants jouant leur propre rôle. Improvisé, le film s’invente sans scénario, sur une trame réécrite au jour le jour, comme la mise en œuvre d’une nouvelle méthode d’enseignement et d’un rapport maître-élève anti-magistral. De Seta en tirera au montage quatre épisodes d’un peu plus d’une heure.

Ateliers collaboratifs

Les premières scènes montrent le professeur, Bruno D’Angelo, prendre son poste de remplaçant à l’école primaire de Tiburtino-III, au nord-est de Rome. La classe qu’on lui confie est qualifiée de « poubelle » par ses collègues désabusés. D’Angelo y découvre des rangs clairsemés d’enfants turbulents, livrés à eux-mêmes par une hiérarchie démissionnaire. Il tente un cours sur la Révolution française, mais rien n’y fait.

C’est alors qu’il renverse complètement le cadre de sa mission. Il commence par aller chercher, avec la classe, les élèves qui manquent à l’appel, et découvre alors leurs conditions de vie, entre barres HLM et bidonvilles – où vivent surtout des familles émigrées du sud du pays. Constatant l’intérêt des enfants pour les lézards, il lance un atelier collaboratif sur cette question. Suivront celles de l’habitat, du vol, des origines sociales, traitées sous forme d’enquêtes de terrain, qui convoquent par la bande les savoirs généraux (calcul, orthographe, écriture, histoire…). Partant de l’expérience directe des enfants, le « maestro » révolutionne la classe, en l’ouvrant sur l’extérieur, en chamboulant sa scénographie interne (plus d’estrade, ni de pupitres) et en abolissant les manuels scolaires et l’esprit de concurrence. Toutes choses que ses collègues et sa direction ne voient évidemment pas d’un très bon œil.

La force du film est d’abord liée à sa nature d’expérimentation sans filet, la caméra portée à l’épaule, à la façon d’un reportage in situ, fonçant dans la classe et à ses alentours, comme au milieu d’un chaos amené à s’organiser. C’est la notion de jeu, dans toute sa polysémie, qui fait tenir ce mélange hautement instable entre l’improvisation d’acteurs professionnels et les réactions spontanées des enfants, voire des habitants du quartier. Le film se fait alors le lieu d’une réalité spéculative, où le jeu ouvre tout un champ de possibles. Le spectateur partage tout autant la position du maître, en situation d’inventer jour après jour, que celle des élèves, qui accèdent sans s’en rendre compte à un savoir insoupçonné.

La sidérante beauté du film tient précisément à cela : que l’apprentissage et la transmission prennent forme sous nos yeux, arrachés à la misère et à l’inaction des pouvoirs publics. Les visages expressifs des élèves, leur rage explosive, la confiance qu’ils finissent par reconquérir constituent la trame d’un des plus beaux poèmes de l’enfance du cinéma italien, à redécouvrir d’urgence.

L'ARACHNÉEN / RAI

Journal d’un maître d’école (1973). « Le film, un livre », sur une idée de Federico Rossin. L’Arachnéen, 30 €. www.editions-arachneen.fr/?p=6026