Brandon étudie dans un internat de la réussite dans le 16e arrondissement de Paris. Il est celui qui adopte le plus rapidement les nouveaux « codes » de son milieu. / Heliox

Le Monde, en partenariat avec Heliox Production et France 3, vous propose de voir le documentaire Les Défricheurs, en exclusivité et en continu sur le site, mardi 25 et mercredi 26 juin. Vous pourrez poser vos questions en direct lors d’un tchat avec le sociologue Fabien Truong et le réalisateur David Guilbaud (auteur de L’Illusion méritocratique), mercredi à partir de 17 heures. Vous pouvez regarder ce documentaire en suivant ce lien.

Faïda, Brandon et Amine sont en terminale au lycée Paul-Eluard de Saint-Denis (93). Ils s’apprêtent à passer le bac. Devant eux, sur l’estrade, en lieu et place du professeur, se tient Grace. Vingt ans, élégante, éloquente, « adulte », elle est venue pour raconter son parcours : « la classe préparatoire, c’est pas facile, c’est vraiment une formation élitiste, ça vous prépare aux grandes écoles de commerce et à long terme à devenir des cadres supérieurs », dit-elle d’une voix assurée, devant des lycéens médusés, mi-narquois mi-admiratifs. Dans la salle de classe, les mots « cadres supérieurs » ne semblent pas recouvrer une réalité très tangible. S’ils n’ont que deux ans d’écart, un monde sépare Grace de ses jeunes camarades de terminale.

C’est à ce moment charnière que le sociologue Fabien Truong et le réalisateur Mathieu Vadepied se sont intéressés. Dans un documentaire intitulé Les Défricheurs, à la conquête du bac et d’une vie après, diffusé sur France 3 le 1er juillet à minuit et demi et en exclusivité sur Le Monde mardi 25 et mercredi 26 juin 2019, le professeur de sociologie de Paris-VIII et le réalisateur retracent trois ans de la vie de jeunes lycéens de Seine-Saint-Denis, de l’obtention de leur bac à leurs débuts dans la « vie d’après » : celles des études.

Trois orientations, trois « profils » sociologiques

Brandon, inscrit en classe préparatoire économique, a obtenu une place dans un « internat de la réussite », ces structures qui accueillent des élèves des zones d’éducation prioritaires ou des quartiers de la politique de la ville. Dans ce nouveau cocon, en plein 16e arrondissement de Paris, Brandon entame sa mue, il va au théâtre et à l’opéra, il a « un parrain qui travaille dans un cabinet d’audit ». On le voit participer à des groupes de travail en anglais et même se déhancher en costume noir-chemise blanche dans ce qui ressemble à un « gala » d’école de commerce. On voit aussi se dessiner une subtile mise à distance de son ancien quartier, de sa famille. Une scène montre son père qui l’accompagne devant l’internat mais reste à la porte. Une poignée de main pudique entre le père et le fils clôt la séquence et montre l’incommunicabilité symbolique de ces deux mondes qui ne se rencontrent pas (encore).

Au même moment, Faïda commence une première année de droit à l’université Paris-Descartes et doit déjà défendre son orientation auprès de ses amis qui ne comprennent ni ne soutiennent son choix. Amine, qui a obtenu son bac au rattrapage, est inscrit à l’université Paris-XIII en première année de Staps (sciences et techniques des activités physiques et sportives), une filière où les statistiques sont cruelles, tant le taux d’échec est élevé en première année.

Le quartier, un cocon, une prison

C’est ainsi que les réalisateurs tissent autour de leurs trois personnages la toile de ces premières années post-bac. Le parti pris de leur laisser la parole donne un point de vue sensible et subjectif au film.

Ils donnent aussi à voir un autre personnage qui joue un rôle fondateur : le « quartier » et Saint-Denis, leur ville, leur berceau, parfois leur tombeau. Une scène poignante montre la mère d’Amine racontant qu’un des amis d’enfance de ses fils « s’est pris une balle dans la tête » en bas de la cité.

Faïda et sa sœur se lancent dans un dialogue qui illustre leur dilemme :

« Saint-Denis, c’est notre ville en fait, c’est l’endroit où je reviens toujours, c’est ça que ça m’évoque, […] des fois je suis dégoûtée parce que quand je vais dans des beaux endroits, lorsque je reviens, c’est pas la joie […] J’espère déménager, inchallah.

– Oui, on espère déménager.

– C’est l’endroit où on revient toujours mais dans dix ans, s’ils me demandent, je dirai : c’est l’endroit où j’étais quand j’étais ti-pe [petite].

– Saint-Denis, dans la rue, tu ne peux pas être choqué de quelque chose, peut-être qu’ailleurs ça serait un truc de ouf mais, à Saint-Denis, c’est normal : mon pote, il va en prison, c’est normal, mon petit frère va en garde à vue, c’est normal, un mec tire sur un autre mec, c’est normal, une meuf s’est fait violer dans une cave, c’est normal.

– T’abuses.

– Nan, sérieusement nan […] Pour nous, c’est rien, mais c’est pas des clichés, c’est une réalité. Moi, Saint-Denis, je la kiffe, c’est ma ville et je suis habituée. Mais si je veux parler comme une grande personne, je voudrais pas que mes enfants vivent à Saint-Denis. »

La caméra tourne encore, quand une bande d’enfants passent derrière elles pour faire une « descente » dans une cité voisine. « Voilà, ça, c’est Saint-Denis », conclut la sœur de Faïda. Avec ce documentaire original, Fabien Truong et Mathieu Vadepied réussissent à porter un regard nuancé sur la banlieue et à déconstruire un certain nombre de préjugés sur le déterminisme scolaire des jeunes des quartiers difficiles.

Les défricheurs, extrait
Durée : 01:21