« Moi, je prends un jambon-beurre, je regarde le match, je me saoule, et je pars voir la mer chez mon frère. » Il est 20 h 38 au bar Le Daudet, dans le 14e arrondissement de Paris, quand Eric prend place au comptoir, qui brille de tout son cuivre rosé. A la fin de la Marseillaise, il est heureux de souligner que ce soir, il va savourer. C’est le premier match de cette Coupe du monde féminine qu’il vient suivre au bar, car les précédents, il a été contraint de les regarder « à la maison ».

« Par contre si tu mets ta tête devant la télé, ça va pas le faire. »

Face au gros plan sur Megan Rapinoe, il pose ses bases : « Elle, je l’aime pas. Depuis le début de la compétition, je l’aime pas. Elle fait sa triomphante. J’aime pas ce genre de femme. »

21 heures. Ça y est, on y est.

21 h 05. But de Rapinoe.

« Oh putain. Voilà pourquoi je l’aime pas », lâche Eric.

A l’autre bout du comptoir, à demi assis sur un tabouret haut, les deux pieds dans des souliers orange, les yeux rivés sur le ralenti du premier but des Américaines, la voix en direction d’Eric, un supporteur fair-play argumente : « Y’a rien a dire, c’est fluide, c’est magnifique. C’est la défense française qui fait que… y’a rien à dire du tout. »

Eric, sur la fin de son jambon-beurre : « Je sais pas si elles prennent du sirop sucré ou quoi, mais nos Bleues, elles vont devoir tenir 90 minutes quand même. »

21 h 12. Eugénie Le Sommer tire en pleine lucarne.

« La lucarne, tu sais, le coin du but. » Eric se lève, poing droit sur la taille, sourcils froncés face à l’écran et le verbe haut, car là, « faut se réveiller ».

« Mais non, mais non, elle est toute seule lààà. Je vous aime les filles mais bon, faut pas avoir le corps en arrière comme ça, sinon le ballon, il pousse pas ! Inversez la balance ! »

21 h 20. « Relance dans l’axe ! Non là-bas ! » Il pointe son index, pour que les Bleues comprennent mieux leur mission. « Voilààà. Elle m’a écouté. Elles sont pas rapides comme les mecs hein, faut quand même le dire. »

21 h 19. Rapinoe est au sol. « Ah, ma copine, elle est blessée… Je vais aller plus vite voir mon frère à la mer. Non je rigole, regarde elle court. Dans le foot féminin, les femmes elles tombent, mais elles sont jamais blessées. Elles font pas de cinéma. Bon, je vais fumer, ça va me détendre.

– T’es tendu ?
– Tendu, tendu… Bah oui je suis tendu ! J’ai envie qu’elles gagnent !

Eric revient s’asseoir, bras croisés, tête dans sa main gauche qui cache ses yeux : « C’est comme au casino, des fois faut faire tourner les rouleaux et pas regarder. Quand tu regardes pas, tu gagnes ; quand tu regardes, tu perds. »

Un homme aux cheveux blancs, se présentant comme « Henri », se joint à Eric. « Enfin c’est Pierre, mais mon alias, c’est Henri ou Emile. Bon qu’est-ce qu’il faut, Heineken ? Allez, à la mienne, on s’en fout de la santé des autres ! »

22 h 02. Corinne Diacre à l’écran. « Ah c’est madame sourire ! » : le patron a sa terrasse pleine, et sans chômer, il garde un œil sur le match. Le supporteur fair-play est optimiste dans ses paris : « J’annonce une finale France-Angleterre. » Eric n’est pas de cet avis : « Tais-toi, ton verre il est percé ! » Pierre (dit « Henri »), lui, n’est pas « tendu tendu » : « Mais te casses pas le bol, elles vont gagner. »

22 h 09. Amandine Henry tire. Corner. Eric se lève : « Un coup de tête vas-y ! Ooohhh là lààà. Si on perd, on est marron, et on mérite pas d’être marron. Mais comment elles jouent, je comprends pas… Je suis venu ici pour rien ou quoi ? A droite on t’a dit ! A droooite ! »

22 h 15. Pierre se lance dans une petite provocation : « Ah ces femmes… encore loupé ! » Eric ne déscotche pas de l’écran : « Ah ouais mais si elles étaient pas là, tu ferais quoi ? Rien. »

22 h 18. « Une passe dans le dos ! Ça va pas ça ! »

22 h 23. 2-0. Il fait sombre à cette heure pas du tout assez bleue.

« Et voilà encore celle que j’aime pas aux cheveux roses qui marque un but. C’est propre. C’est plié. C’est mort. Faut que j’aille à Pornic, c’est fini. Je savais qu’avec les Américaines, on allait prendre une taule. Je peux payer Phiphi s’il te plaît ? Je quitte les tribunes, je quitte le Parc des Princes. »

Dernier quart d’heure.

Pierre à Eric : « Sinon, t’es là en août toi ? Les carottes sont cuites là, ça sert plus à rien de regarder, on peut parler vacances. »

Eric à Pierre : « Putain de gardienne à la noix. C’est foutuuuuu… La Renard elle marque ! A la 80e ! Ah bah quand même ! »

Il reste 9 minutes pour marquer un autre but. « It is possibeul. » C’est la coach qui l’a dit : « Rien n’est impossible. »

Eric aux Bleues : « A droiiiite ! Corner. Et but après, alleeez ! Oh non. J’ai envie d’être vulgaire. »

Pierre au bar tout entier : « Allez les bleues ! Mais chantez un peu, ça va les aider ! »

Eric à la Terre entière : « Tu crois vraiment que j’ai envie de jouer de la clarinette là ? Accélère… accélère… accélèèèère… Elles accélèrent pas ! Ces nanas, elles savent jouer, mais je vais t’expliquer, si elles étaient plus rapides… hop là ! Y’a coup franc là ! Elle a décollé la main du corps, y’a main ! »

La télé aux spectateurs : « Avec le temps additionnel ça nous laisse… »

Eric à son verre : « Même le gars à la télé ne finit pas sa phrase… »

Pierre au verre d’Eric : « Mais t’énerve pas comme ça Eric.

– Mais je les ai supportées depuis le début, chez moi, à chaque match. Elles relancent à personne là, elles sont perdues, et les Américaines, hargneuses. »

Le patron : « Bon bah, on rentre à la maison ? »

Eric : « On peut même pas rentrer, on joue à domicile. Le métro à la limite, ou le train jusqu’à Lyon. En tout cas moi, je vais voir la mer, salut. »