L’avis du « Monde » - On peut éviter

Les génériques des documentaires sont souvent succincts. Pas celui de Pour les soldats tombés, qui égrène autant de noms que le monument aux morts de la première guerre mondiale d’une préfecture française. Il y a les dizaines d’anciens combattants qui ont confié leurs souvenirs des tranchées aux institutions britanniques, BBC et Imperial War Museum, dont on entend les voix sur la bande-son. Et surtout les graphistes, les informaticiens, les animateurs, les techniciens de la mise en relief qui ont travaillé les images de 14-18, filmées sur pellicule nitrate au format 4:3 et en ont fait, sous la direction de Peter Jackson, un grand spectacle en couleur et – dans les salles équipées – en relief.

Le but avoué de l’opération est louable : rendre l’expérience de la Grande Guerre perceptible au public contemporain qui se défie du noir et blanc, de l’absence de son. Le but atteint est plus contestable : la valeur documentaire du matériau ici traité – les images comme les témoignages – est irrémédiablement altérée, sans que le gain en puissance dramatique, en facilité de compréhension soit immédiatement perceptible.

Le cinéaste s’en tient au récit classique qui dit le basculement dans l’horreur d’une société pacifique

Il y a certes un moment de cinéma profondément troublant au début de Pour les soldats tombés. Les premières séquences qui évoquent l’approche de la guerre pendant l’été 1914 défilent en noir et blanc, presque carrées pendant que des voix encore juvéniles (on ne saura jamais quand ont été recueillis les témoignages qu’on entendra tout au long du film, mais les collecteurs n’ont pas attendu la fin du XXe siècle) retracent la vie quotidienne en Grande-Bretagne sous le règne de George V. Les petites filles en blanc tournent autour du maypole sur la place du village, les gentlemen jouent au rugby et les prolétaires flânent dans les rues de Londres.

La mobilisation, les classes, la traversée du Channel restent « d’époque » quand, au détour d’un plan sur une colonne britannique, quelque part dans le nord de la France ou en Belgique, l’écran s’élargit, les visages prennent la couleur de la chair, le champ s’approfondit et le grondement du canon se fait entendre. A ce moment, l’illusion que cherche à susciter Peter Jackson apparaît à portée de main. L’habileté et la minutie du travail qui a généré cette mutation sont ahurissantes : des spécialistes de la lecture sur les lèvres ont reconstitué des bribes de dialogue, la couleur des uniformes est exacte jusqu’au gris sale des bandes molletières.

Pénurie d’images de combats

Ce qui s’annonçait comme un film à grand spectacle devient vite un diaporama. Le montage des témoignages oraux est censé produire une histoire de la Grande Guerre, dite par les soldats des tranchées. Or leurs propos sont découpés pour valider les images retrouvées dans les archives. On ne sait pas si les tranchées qu’on évoque sont du côté d’Ypres (Belgique) ou dans la Somme, si la grande offensive qui se prépare est celle de novembre 1916. Par ailleurs, l’ambition d’immerger le spectateur dans l’expérience de la guerre totale se heurte à la pénurie d’images des combats eux-mêmes. Celle-ci s’explique par l’état de la technologie du cinéma, vingt ans après sa naissance. On verra les moments avant la bataille, tranchées que l’on creuse, pièces d’artillerie que l’on traîne dans la boue ; l’après, les morceaux de corps humains qui surnagent dans les cratères inondés, les moignons d’arbres qui se dressent à la place des bois ; les moments de trêve, d’ennui et d’inconfort, mais presque rien des assauts, rien des corps-à-corps.

Alors Peter Jackson triche, sans dire quelles limites il s’est fixées. On se doute que les séquences ne sont pas ordonnancées selon la chronologie dans laquelle elles ont été tournées. Il faudrait être historien militaire pour savoir si les unités que l’on voit en mouvement sont britanniques ou venues de l’empire (de temps en temps, on entrevoit un uniforme français). Pour rendre accessible son récit sommaire de l’histoire de l’armée de sa majesté dans la Grande Guerre, le cinéaste s’en tient au récit classique qui dit le basculement dans l’horreur d’une société pacifique. De la division des forces britanniques entre l’armée de métier formée en Afrique du Sud, au Soudan ou en Inde et les recrues inexpérimentées, de la reproduction des divisions de classe dans la hiérarchie militaire, on n’entendra pas parler, on ne verra rien.

Pour que la vérité de l’histoire égale celle des visages de ces hommes morts avant d’avoir vécu (qui sont aussi émouvants en noir et blanc que colorisés), il aurait fallu peut-être autant d’historiens au générique que de compositeurs et de techniciens 3D.

Pour les Soldats Tombés : un documentaire de Peter Jackson - Bande Annonce Officielle (VOST)
Durée : 02:27

Documentaire britannique et néo-zélandais de Peter Jackson. (1 h 39) Sur le Web : www.theyshallnotgrowold.film, facebook.com/iwbfr