A Douala, en mai 2019, Bless Awah Chi, 17 ans, fabrique sans l’avoir appris des engins qu’il motorise avec les moyens du bord. / Josiane Kouagheu

Une pelleteuse petit modèle jaune pétard suivie d’un petit camion benne bleu azur. Puis un char, coincé entre un avion et un jet privé. A New Bell, quartier populaire de Douala, la capitale économique du Cameroun, ces véhicules de contre-plaqué et de carton, alimentés de batteries et de petits moteurs, attirent une foule autour d’un timide jeune garçon concentré sur la manipulation de son tableau de bord.

« Voilà le genre de jeune dont le Cameroun a besoin », lance un homme qui immortalise la scène. « Tu mérites de travailler dans une grande entreprise chez les Blancs. Tu es fort ! », sourit Chantal, chemise de soie et lunettes de soleil sur le nez. Les badauds le félicitent. Des automobilistes et des motards s’arrêtent pour observer Bless Awah Chi, tout juste 17 ans.

Il y a quatre mois, cet ingénieur en herbe a quitté précipitamment Bamenda, la capitale régionale du Nord-Ouest, l’une des deux régions anglophones du Cameroun. Depuis 2016, la crise sociopolitique que traverse cette partie du pays s’est transformée en un conflit armé entre des séparatistes qui réclament l’indépendance et les forces de défense et de sécurité camerounaises.

Selon le Bureau de coordination des affaires humanitaires (OCHA) de l’ONU, le conflit a entraîné le déplacement interne de 530 000 personnes et « plus de 600 000 enfants sont privés d’éducation », souligne Mark Lowcock, le secrétaire général adjoint de l’ONU pour les affaires humanitaires, lors d’une réunion informelle inédite du Conseil de sécurité sur le Cameroun. D’après le Fonds des nations unies pour l’enfance (Unicef), plus de 80 % des écoles ont fermé à cause des attaques et de l’interdiction d’éducation imposée par des groupes armés. « Au moins 74 écoles ont été détruites, tandis que, dans les autres, les élèves, les enseignants et le personnel scolaire étaient exposés à la violence, aux enlèvements et à l’intimidation », regrettait Toby Fricker, le porte-parole de l’Unicef, lors d’un point de presse le 21 juin à Genève.

Boîte de sardine et bambou

Bless Awah Chi fait partie de ces enfants. Depuis deux ans, il a déserté la classe, à cause de journées « villes mortes » imposées par les séparatistes, des coups de feu et des kidnappings à répétition. Et, en mars, il a décidé de partir vivre chez son oncle. « J’ai mis mes appareils dans des cartons, mes vêtements dans un sac et suis monté dans un bus pour Douala. Je n’en pouvais plus », raconte-t-il au bord des larmes.

Si parler de la crise lui « brise le cœur », son visage s’illumine lorsqu’il évoque ses engins. « Où est-ce que tu as appris à fabriquer ces voitures ? », lui demande soudain un petit garçon aux joues rondes et au sourire édenté. « Nulle part. Je pense que c’est un don de Dieu », répond modestement Bless.

Tout commence durant les congés de Noël, alors qu’il n’était encore qu’un enfant. A l’époque, il rêve d’avoir les mêmes jouets que ses petits voisins. Mais ses parents, démunis, ne peuvent les lui offrir. Le petit Bless décide donc de les fabriquer.

Avec une boîte de sardine vide et des baguettes en bois, il construit sa première voiture, qu’il fait rouler à l’aide d’une ficelle. « J’ai commencé à observer les vrais véhicules qui roulaient et me suis mis à créer les miens après l’école, durant les week-ends, les congés et les grandes vacances », se souvient-il. Les boîtes de sardine étant difficiles à manipuler ? Il passe au bambou, puis au contre-plaqué et au carton. Ses voitures et camions miniaturisés plaisent à ses petits camarades. Encouragé, il pousse les recherches avec son frère aîné, qui le console quand il échoue.

Au fil des années, il s’améliore, modifie, remodèle, peint, jusqu’au jour où il entend voler un appareil dans le ciel. Son frère lui explique qu’il s’agit d’un avion et lui montre des photos sur ordinateur. Bless se met au travail et, au bout de quelques jours, il en a fait un en carton, suivi d’un jet et d’un hélicoptère.

A Douala, en mai 2019, Bless Awah Chi et son char entièrement fabriqué par ses soins. / Josiane Kouagheu

Ses appareils aux couleurs pétantes et estampillés « Chi Style » séduisent, mais le jeune ingénieur en herbe veut aller plus loin et les faire « rouler ou voler » pour de vrai.

Bless Awah Chi écume alors les poubelles et dépouille les vieux appareils électroniques de leur moteur et de leur batterie : radio, jouets, téléphone, tout y passe… Son frère aîné fait le tour des ateliers où il récupère ce qu’il peut. « J’ai commencé à les incorporer, à les tester et ça marchait, raconte Bless, le regard rivé sur un véhicule tout-terrain commandé depuis un tableau de bord général qui fonctionne avec une batterie de moto et auquel tous ses appareils sont reliés.

Devant la petite foule, il passe d’ailleurs à plusieurs reprises aux démonstrations. « Ce que Bless fait est extraordinaire. Même des enseignants de mécanique ne font pas la moitié de ce qu’il accomplit. C’est pourquoi je l’ai toujours encouragé, en lui fournissant tout le matériel nécessaire », explique Derick Awah Nkeng, son frère aîné, réfugié comme lui à Douala.

« Eradiquer la pauvreté »

Chez l’oncle qui les accueille, la famille est passée de quatre à une douzaine de personnes. Des bouches supplémentaires à nourrir. « Il y a des jours où manger est vraiment difficile. Mais je me bats pour qu’ils aient au moins un repas, même si c’est du gari [pâte de manioc] », confie Eric Muluh, commerçant. « Bless est trop talentueux. Je souhaite vraiment que des âmes de bonne volonté m’aident pour que je puisse le nourrir, l’envoyer à l’école et, plus tard, l’accompagner dans la poursuite de ses études à l’étranger », ajoute-t-il.

Au bord de la route, le jeune ingénieur fait rouler ses appareils. Dans sa tête, les projets se bousculent. Il veut « simplifier » la vie aux Camerounais. Alors, il s’est mis à la fabrication de robots : ceux qui pillent du mil, une pelleteuse avec robot incorporé… Il pense à fabriquer engins qui pourront remplacer les hommes sur les chantiers de construction, dans les menuiseries. Bless Chi n’a d’ailleurs qu’un seul rêve : achever ses études et intégrer une grande entreprise européenne ou américaine où il pourra mieux se perfectionner pour, enfin rentrer construire une usine au Cameroun. Son vœu le plus cher est d’arriver à venir en aide à ses parents et à sa famille restés à Bamenda, qui se terrent chez eux lors des journées « ville morte » ou pour éviter les balles perdues.

Dans une rue de Douala, en mai 2019, Bless Awah Chi fait une petite démonstration des engins qu’il fabrique de toute pièce. / Josiane Kouagheu

« C’est très dur là-bas. On vit la peur au ventre. Il faut la paix. C’est essentiel pour tout le Cameroun », implore l’adolescent. Au milieu de ses appareils, il vient d’arrêter l’avancée du char. Place au 4x4 miniature. C’est son « grand » souhait : remplacer dans « tous les coins d’Afrique » les véhicules de guerre par des engins « pour développer et éradiquer la pauvreté ».