Ils ont connu leur heure de gloire en vidéo : mais comment gérer « la vie après YouTube » ?

Bientôt quinze ans que la plate-forme vidéo de Google est entrée dans notre quotidien. Près de 70 % des Français la visitent chaque mois. A l’heure où être youtubeur est devenu pour certains un métier, Le Monde s’est penché sur le cas des premiers « retraités » francophones de YouTube.

Nous avons rencontré trois personnalités, Adèle Castillon, Morsay et DiabloX9, qui publiaient respectivement trois genres de vidéos populaires sur le YouTube francophone : l’humour, le clash et le jeu vidéo. Leurs trajectoires personnelles et professionnelles ont marqué leur époque. Qu’ils aient ensuite arrêté YouTube au profit de leur vie privée, pour s’épanouir dans un autre domaine artistique, qu’ils ralentissent leur rythme de publication, ou qu’ils s’accrochent coûte que coûte à leur notoriété, tous ont en commun le fait que YouTube a changé leur vie. Qu’en retirent-ils aujourd’hui ?

« Il y a tous mes potes, ma famille… et j’ai une angine. Rha ! », tempête Adèle Castillon. Pas le temps de se poser. Angine ou pas, sa silhouette élancée papillonne autour des techniciens qui s’affairent au Nid, bar installé au sommet de la Tour Bretagne, à 120 mètres de hauteur, offrant une vue à 360 degrés sur les toits de Nantes.

Grande première ce soir du 11 avril : elle troque son sweat à capuche de youtubeuse humoristique contre une panoplie de rock star – tee-shirt du groupe américain de funk Parliament, jupe en jean noire, collants en résille et paire de Converse. Avec son copain Matthieu Reynaud, 17 ans et de longs cheveux bruns lui aussi, Adèle a créé, fin 2018, le duo électro-pop Vidéoclub.

Pourtant habituée au public (sa chaîne YouTube plafonne à plus de 600 000 abonnés), la jeune femme est pétrifiée. « Un live est très différent d’une vidéo ! », justifie-t-elle. Et si Matthieu avoue qu’il « savait à peine qu’elle était youtubeuse » à leur rencontre, les spectateurs de ce premier concert l’ont pour beaucoup suivie depuis ses débuts sur la plate-forme de vidéos en ligne, à qui elle doit sa notoriété. Et la centaine de jeunes dans le public sont aussi béats que lors d’une convention sur les stars de YouTube.

Gloire précoce

Née entourée d’artistes (un père écrivain, mère peintre, grande sœur danseuse…), personne ne s’est étonné de voir Adèle Castillon publier, dès le collège, ses premières vidéos : des pastilles humoristiques diffusées alors sur Facebook, Vine ou Instagram. « Très vite, je suis passée à YouTube. Percer comme Natoo ou Norman, en 2014, c’était le super goal ! », raconte-t-elle.

A 13 ans, l’adolescente lance sa chaîne YouTube « Adèle ta chérie d’amour ». Son jeune âge intrigue, mais le succès est vite au rendez-vous. Anne-Pascale, sa mère, se souvient : « Le vidéaste Jérôme Jarre est venu à Nantes pour un rendez-vous et a discuté avec elle. Il nous a alors dit que notre fille avait un talent extraordinaire. » S’ensuit un stage de troisième à Studio Bagel, obtenu grâce à un rap décalé et le soutien de personnalités comme l’humoriste Monsieur Poulpe.

ADÈLE AU STUDIO BAGEL
Durée : 04:15

Sur YouTube, son humour fait mouche. Elle totalise six millions de vues et « des dizaines de milliers d’abonnés d’un coup » grâce à une parodie des youtubeuses beauté et un clip sur les pâtes. Résultat : en tombant sur ses vidéos, le jeune entrepreneur Valentin Reverdi se rue sur son téléphone. « Je lançais un média destiné aux jeunes, Dissemblances, et je voulais qu’Adèle l’incarne. Elle avait un ton unique. Frais, insolent. » Elle accepte et interviewe en 2015 l’actrice Léa Seydoux pour le lancement du magazine.

Une interview du dalaï-lama

Valentin, aujourd’hui âgé de 21 ans, réunit à cette époque une équipe de vidéastes prometteurs, devenus stars de YouTube : Sébastien Frit (dit « Seb la Frite »), Maxence Lapérouse, Sofyan Boudouni« On en a passé, des nuits blanches à rire ! », se souvient Adèle. Le groupe enchaîne les projets. Malgré des succès éphémères, comme l’application de vidéos Vertical, tout capote. « Il y a eu des désastres », tranche Valentin. Des désastres ? Pas que ! A l’image de ce coup de poker réussi en 2017 : un voyage d’une semaine à Dharamsala, en Inde, durant lequel Adèle interviewe… le dalaï-lama.

SÉJOUR EN INDE - Seb la Frite
Durée : 27:53

« L’entretien tournait autour de la jeunesse. Je ne m’en souviens plus en détail… Juste que, pour ma première question, je lui montrais mes biceps ! », se rappelle, amusée, Adèle Castillon, la bouche en cœur. Un documentaire sur ce voyage, en attente de diffuseur, devrait voir le jour. Mais ce moment marque un tournant : les médias s’intéressent à son parcours atypique ; on voit en elle une jeune « de son temps » qui a su « buzzer sur YouTube ».

Le sociologue Jean-Samuel Beuscart, spécialiste de la construction de la notoriété sur Internet, explique : « Sur cette plate-forme, les règles du jeu sont claires : la compétition est ouverte, et on doit démarrer plus vite, plus fort. Une fois intégré comment construire un public, soit les vidéastes abandonnent, soit ils stabilisent leur pratique dans un cercle restreint d’amateurs, soit, comme Adèle Castillon, ils visent un public anonyme et solidifient un projet professionnel. »

« Elle n’a jamais voulu être seulement youtubeuse »

Ce que confirme Adèle Castillon, qui explique : « Quand tu atteins un but, tu veux plus ! » Et depuis 2016, elle boude progressivement sa chaîne. Elle n’a posté qu’une quinzaine de vidéos en trois ans. « J’ai essayé de garder un rythme de publication sur YouTube. Au début… »

« Je ne me suis jamais servi de YouTube comme d’un tremplin. Quand je fais des castings, je n’en parle jamais. C’est plus fair-play ! »

Pendant ce temps, la Nantaise a tenté sa chance dans le cinéma. Elle affirme aujourd’hui avec aplomb : « Je ne me suis jamais servi de YouTube comme d’un tremplin. C’était un but en soi. Quand je fais des castings, je n’en parle jamais. C’est plus fair-play ! » Mais l’organisatrice d’un premier casting raté alors qu’elle avait 11 ans la retrouve sur Instagram. Elle décroche en 2017 un rôle dans le film Sous le même toit, de Dominique Farrugia. Rebelote en 2019 avec L’Heure de la sortie, de Sébastien Marnier, aux côtés de Laurent Lafitte et Emmanuelle Bercot.

Difficile de dire que sa notoriété ne joue pas en sa faveur. « Embaucher un acteur, c’est embaucher une réputation !, explique Jean-Samuel Beuscart. Soit les vidéastes utilisent YouTube pour en vivre, grâce à la monétisation, soit comme un “bac à sable” avant un transfert de réputation vers des mondes professionnels voisins : télévision, cinéma, stand-up, musique… Ce projet se construit en arrière-plan, en fonction des opportunités. »

Sous ses airs affectés de petite fille modèle, celle qui se présente comme une « adolescente touche-à-tout au CV farfelu » est consciente de ses atouts : précocité et popularité. Et même si « c’est un peu dur d’être sur tous les fronts », ses parents la soutiennent. « Ils ont toujours eu un regard bienveillant sur mon travail », confirme Adèle.

En ce mois d’avril, la perspective de passer son bac littéraire ne la tracasse pas : « Je suis dans le même collège-lycée privé depuis la sixième. Mon établissement est relax tant que j’ai de bonnes notes. » Benoît, son père, un tantinet gaga de sa fille, en est convaincu : « Elle a une bonne étoile ! » Plus pragmatique, son meilleur ami Valentin assure : « Je pense qu’Adèle n’a jamais voulu être seulement youtubeuse. Au bureau, elle imitait souvent des stars comme Louane. »

Vidéoclub : 20 000 abonnés dès la création de la chaîne

Après le grand écran, la musique. En 2018, Adèle rencontre Matthieu Reynaud et pose sa voix sur une de ses compositions. Coup de foudre. Son premier clip avoisine les dix millions de vues en quelques mois.

VIDEOCLUB - Amour plastique
Durée : 03:53

Régis Reynaud, le père de Matthieu et producteur de Vidéoclub, se rappelle : « A la création de la chaîne, YouTube Music nous a envoyé un e-mail pour nous demander comment se faisait-il que nous ayons 20 000 abonnés sans le moindre contenu ! » Pour Adèle Castillon, la réponse est simple : « Ma communauté est avec moi, au cinéma, ils m’ont suivie, à la sortie de mon premier morceau, ils m’ont suivie. »

Preuve de l’engouement samedi 11 avril, au Nid. « Je suis venue de Nice pour voir le concert ! » dit Pauline, 14 ans, tout sourire malgré trois heures d’attente. A la Tour Bretagne, on n’avait jamais vu ça. « Une queue jusque dans la rue, c’est une première ! », s’amuse un guichetier.

En dépit de quelques couacs techniques, le public applaudit à tout rompre Adèle Castillon. De son côté, la vidéaste, actrice, chanteuse peine à retenir ses larmes quand les groupies reprennent les paroles des chansons en chœur. « Je suis trop sensible, moi ! », lâche-t-elle en plein milieu d’une chanson.

« Dans la rue, maintenant, on regarde plus Adèle comme une chanteuse que comme une youtubeuse », assure Matthieu. Après son bac, elle consacrera une année sabbatique à Vidéoclub. Un « projet » est prévu début 2020. D’ici là, le duo veut publier un nouveau clip par trimestre. Et YouTube ? « Cela fait partie de moi, mais c’est devenu secondaire. La musique, elle, est primordiale », assure-t-elle.