Mauritanie : Amy Sow, les couleurs de la colère
Mauritanie : Amy Sow, les couleurs de la colère
Par Christophe Châtelot (Nouakchott, envoyé spécial)
Armée de ses pinceaux, l’artiste plasticienne dénonce les discriminations et violences dont sont victimes les femmes dans son pays.
L’artiste mauritanienne Amy Sow dans sa galerie, ArtGallé, à Nouakchott. / ArtGalléAmySow / Facebook
« Femme, artiste et noire en Mauritanie, c’est un cocktail Molotov en puissance ! » Amy Sow vous le dit en pointant son regard charbon droit dans les yeux. La première partie de la phrase ne souffre évidemment aucune contestation – « ça se voit même à l’œil goudronné que je suis noire », lance-t-elle avec un sourire radieux dans sa galerie de Nouakchott. La fin mérite quelques précisions. L’artiste plasticienne est en colère, mais pas question de lancer des bouteilles enflammées.
Seules ses couleurs explosent sur ses peintures acryliques. Comme dans ses tenues. Ce jour-là, un foulard indigo entoure ses cheveux, sa tunique trois-quarts portée sur un jean éclate de rouge. Sa guerre, Amy Sow la mène, armée de ses pinceaux, contre les discriminations. Et tout particulièrement celles dont les femmes sont victimes dans son pays dirigé sans partage par des hommes, essentiellement des « Maures blancs » (ou Beïdanes) dont le sport national est le tir à la carabine.
En République islamique de Mauritanie, le droit des femmes part de loin. « Les lois sur le divorce, la garde des enfants et l’héritage sont discriminatoires envers les femmes », note l’ONG Human Rights Watch (HRW) dans son rapport 2019 sur le pays. Le pire est sans doute pour les victimes de violences fondées sur le genre. « A cause de la présence du parti islamiste Tawassoul au Parlement, la dernière loi sur les violences basées sur le genre a été rejetée. Pour la même raison, il n’y a pas de texte définissant les viols ni les mutilations génitales », rappelle une sociologue qui préfère garder l’anonymat.
Amy Sow est une des victimes de ce système. « J’ai été agressée sexuellement en 1997, au retour d’un match de basket », dit-elle sur un ton neutre. Elle avait 20 ans. Rares sont les Mauritaniennes qui en parlent, tout comme celles qui portent plainte, contraintes au mutisme à cause de la « zina », autrement dit « les relations sexuelles hors mariage », interdites par la loi et pénalement répréhensibles.
Viols et mariages précoces
Dans un autre rapport publié en septembre 2018, HRW compilait le témoignage de plusieurs victimes de la zina. « Les femmes et filles violées appréhendent le fait d’intenter des poursuites judiciaires, car si elles ne parviennent pas à prouver leur absence de consentement, elles peuvent être pénalement poursuivies et détenues », dénonçait l’ONG.
« Le prouver nécessite de fournir les témoignages de cinq personnes. Après un viol ? », s’indigne Aminetou Mint El-Moctar, présidente de l’Association des femmes chefs de famille et féministe engagée. « Les victimes sont souvent des femmes issues de milieux défavorisés, non éduquées et qui ne peuvent pas se défendre. C’est révoltant », ajoute-t-elle.
Amy Sow, elle, a brisé le silence vingt ans après les faits. « Comme les autres, j’ai longtemps gardé le silence », raconte-t-elle, assise dans sa galerie inaugurée en 2017 sur le bord d’une rue sablonneuse du quartier Cité-Plage, proche du port de Nouakchott. Amy Sow ne s’attarde pas sur cet épisode personnel dramatique. Par respect pour les victimes réduites au silence sous le poids de la société, alors qu’elle peut s’appuyer sur son art, comme une thérapie.
Il y a quelques mois, elle a ainsi consacré une exposition à ce thème. Les visiteurs entraient dans une pièce plongée dans le noir, munis d’une lampe torche pour illuminer la douleur émanant de scènes de viols, de violences faites aux femmes, de séquestrations…
Une autre fois, Amy Sow s’est élevée à sa manière contre les mariages précoces, encore très répandus en Mauritanie, où près de 40 % des femmes mariées chaque année sont mineures et 60 % des décès maternels concernent des jeunes filles âgées de 12 à 16 ans, selon les données de l’Hôpital mère et enfant. L’artiste plasticienne avait choisi de photographier des enfants habillés et maquillés comme des adultes, dans des vêtements forcément trop grands, tellement inadaptés qu’ils provoquent la gêne et non le sourire des déguisements. Une gêne comme celle que devrait susciter, à tout le moins, la scandaleuse union d’une préadolescente à son oncle sexagénaire.
« Je me bats pour être libre »
Amy Sow, née en 1977 à Nouakchott, n’a pas toujours porté « la voix des sans-voix ». Elle a aussi peint « des chameaux passant dans les dunes », s’amuse-t-elle aujourd’hui. Une façon de faire ses classes pour cette autodidacte qui ambitionnait déjà de vivre de son art. « Ma famille m’a toujours soutenue dans cette voie, dit-elle. Mon père, qui travaillait aux douanes, était aussi musicien, ma mère couturière. Sous le poids des traditions, les Mauritaniennes s’autocensurent. Moi je suis libre, je me bats pour l’être. »
Et elle n’entend pas être une exception. Pour ce faire, cette mère de famille ouvre toutes les semaines sa galerie aux enfants. Le nom du lieu, ArtGallé, est d’ailleurs un jeu de mots en langue peule signifiant tout à la fois « viens à la maison » et « l’art à la maison ». « L’enseignement artistique n’est pas dans le programme scolaire. C’est idiot. Les autorités ne comprennent pas que l’art est une activité économique, regrette-t-elle. Et puis il y a l’influence de l’islam. Une influence contradictoire qui accepte la musique mais pas les arts plastiques. Or un pays sans culture ne marche pas. »
Ce positionnement, politique dans ce pays très croyant, tire un fil rouge dans toute son œuvre, qui oscille entre abstraction et figuration via différents médiums. Une ligne qui parcourt aussi sa vie une fois sortie de son atelier. Fin mars, elle participait à une marche de solidarité avec les Peuls maliens après le massacre de 157 civils à Ogossagou. « Je suis peule moi aussi, mais j’aurais réagi de la même façon pour d’autres. C’était une marche contre l’inhumanité, pas pour les Peuls, les Maures ou les Français. »
Impossible de dire comment elle aurait réagi si elle avait été issue de la classe dominante des Beïdanes. Mais ses origines ont indéniablement aiguisé sa sensibilité à fleur de peau, une révolte sourde : « Ce jour-là, la police nous a chassés, poursuivis. Un jour, les gens chercheront à se venger de ce racisme révoltant. »
Ignorée des autorités
L’expression artistique de tous ses combats lui vaut un début de reconnaissance internationale, notamment après le coup de projecteur lié à sa participation comme costumière plasticienne sur le film Timbuktu, de son compatriote Abderrahmane Cissako, projeté au festival de Cannes en 2014. Une de ses œuvres a aussi été exposée au palais de Chaillot, à Paris, durant la Conférence de Paris sur les changements climatiques (COP 21), en 2015. Une autre tourne actuellement, aux côtés de celles de 53 artistes africains, dans une exposition itinérante financée par le fonds African Artists for Development. Et elle prépare sa participation à la biennale de Rabat, en septembre.
Amy Sow a aussi failli « avoir l’honneur » de recevoir Emmanuel Macron. Le 2 juillet 2018, ArtGallé, petite maison à étages construite avec des matériaux de récupération (pneus de camions, palettes, tourets…), avait été inscrite au programme de la visite officielle du président français à Nouakchott. « Le quartier était en état de siège, avec des militaires partout », rigole-t-elle. Mais le président n’est jamais venu, faute de temps. La rencontre aura finalement lieu à la résidence de l’ambassadeur de France, où le chef de l’Etat venait d’élever Abderrahmane Cissako au grade de chevalier de la Légion d’honneur.
On ne peut pas dire que les autorités mauritaniennes lui portent autant d’attention. Sa langue devient acide : « Elles savent que j’existe mais elles m’ignorent. Les Maures riches préfèrent les grosses voitures et les peintures chinoises à mes peintures. » « Jamais aucun responsable mauritanien n’est venu ici, alors que pour les autres je suis devenu un passage obligé », dit-elle sans aucune forfanterie. Pourquoi alors rester en Mauritanie ? Ne s’exprimerait-elle pas mieux à Dakar, par exemple, où le marché de l’art est plus actif ? « Ailleurs, la concurrence, dit-elle avec humilité. C’est ici, malgré tout, que je suis visible. »