« L’Intouchable » : des victimes d’Harvey Weinstein face à la caméra
« L’Intouchable » : des victimes d’Harvey Weinstein face à la caméra
Par Thomas Sotinel
La documentariste américaine Ursula Macfarlane revient sur l’affaire qui a conduit à la chute du fondateur du studio Miramax et à l’émergence de #metoo.
Dans le film d’Ursula Macfarlane, l’actrice Rosanna Arquette témoigne des agissements d’Harvey Weinstein. / LE PACTE
Dans un monde idéal, Ursula Macfarlane n’aurait pas adopté la forme ordinaire du documentaire américain, avec sa musique pesante, ses plans censés montrer les sujets dans leur vie quotidienne qui ne font que souligner l’artifice de la situation de l’interview. Elle aurait trouvé la forme originale et nécessaire pour donner à entendre la parole des victimes d’Harvey Weinstein.
Ce n’est pas le cas, et L’Intouchable ressemble à tant d’autres films qu’on ne perçoit pas immédiatement son importance, surtout si l’on a suivi de près la publication des enquêtes du New York Times et du New Yorker et leurs répercussions, qui ont entraîné non seulement la chute du fondateur de Miramax, le grand studio indépendant des années 1990, mais aussi l’émergence de #metoo.
Cette histoire, la documentariste la raconte consciencieusement, à travers des images d’archives et des entretiens avec les journalistes concernés, Jodi Kantor et Megan Twohey, du Times, Ronan Farrow, du New Yorker. On entendra en prime Ken Auletta, l’une des stars de cet hebdomadaire, auteur d’un portrait de Weinstein au début des années 2000 qui explique, un peu (mais pas trop) penaud, pourquoi il n’a pas pu publier les informations qu’il avait pu recueillir, sans pouvoir les confirmer, sur les agressions commises par le producteur et distributeur.
Impunité
Très tôt dans le film, d’autres voix se font entendre et ce sont elles qui en font le prix. Lorsqu’elle évoque les débuts d’Harvey Weinstein dans le show-business, en tant que producteur de concerts dans la ville de Buffalo, la réalisatrice fait parler son assistante de l’époque, Hope d’Amore, qui décrit un processus qui se répétera durant des décennies, celui d’une violence qui procède aussi bien de la force physique que du pouvoir de l’entrepreneur sur sa salariée. Au fur et à mesure que croissait l’importance de Miramax dans l’industrie cinématographique, ce pouvoir dépassait les limites de la société. Une séquence est consacrée à l’incident qui a opposé Weinstein à un couple de journalistes new-yorkais lors d’une soirée mondaine. Le producteur les a frappés, insultés, pendant que l’enregistreur de l’un d’eux tournait. L’incident fut systématiquement passé sous silence par les médias de la ville dont le patron de Miramax se disait « le shérif ».
Parmi les actrices qui s’expriment, deux seulement ont fait carrière, Paz de la Huerta et Rosanna Arquette. La première raconte comment, après avoir été violée par Harvey Weinstein, elle a multiplié les sessions photographiques et les tournages (on l’a vue chez Jim Jarmusch ou Gaspar Noe) pour retrouver un peu d’estime d’elle-même. La seconde explique le péril qu’il y avait à résister à cet homme qui avait fini par se convaincre de sa toute puissance, non sans raison.
Les trois autres, Erika Rosenbaum, Nannette Klatt (à qui Harvey Weinstein a répondu, quand elle a essayé de repousser ses avances : « mais tu ne sais pas qui je suis ? ») et Caitlin Dulany ont croisé le chemin de Weinstein au début de leur parcours. Leurs récits se ressemblent et forment l’image de la position d’une jeune actrice dans l’industrie du cinéma, de sa vulnérabilité. Non seulement le système qui définit cette place a pendant longtemps garanti l’impunité du producteur, mais il l’a – si l’on écoute bien ces femmes – encouragée, puisque le métier d’actrice repose sur le désir que suscitent ou non ces visages et ces corps et que la valeur de ces femmes finit par se confondre à leurs yeux avec l’intensité de ce désir.
Accord de confidentialité
Le temps de ces récits, L’Intouchable se débarrasse de ses artifices, la réalisatrice laisse parler ses interlocutrices sans chercher à dissimuler ou à exacerber leur douleur, leur honte. Cette honte, elles la partagent avec la dernière cohorte des interviewés, les anciens collaborateurs d’Harvey et son frère et collaborateur Bob Weinstein. Si les hommes se défendent avec plus ou moins de mauvaise conscience, on découvre ou l’on se rappelle le rôle central que les femmes ont tenu dans la chute du producteur. Ce sont elles qui ont aidé les journalistes dans leurs enquêtes, produisant les rares traces écrites des agressions commises par Weinstein.
Lauren O’Connor, qui avait signalé le comportement de son patron au département des ressources humaines de la Weinstein Company (qui avait succédé à Miramax après le rachat de la société par Disney), terminait son mémo par : « Le rapport de force est le suivant : Harvey 10, moi 0. » La Britannique Zelda Perkins raconte comment, après avoir secouru une victime, elle a été contrainte de signer un accord de confidentialité draconien.
Aux Etats-Unis, L’Intouchable a été acheté par Hulu, la plate-forme de streaming qui est aujourd’hui la propriété de Disney. On verra, au choix, un sincère désir de contrition ou un parfait cynisme dans l’attitude du studio qui a longtemps financé Harvey Weinstein.
Documentaire américain d’Ursula Macfarlane (1 h 38).