Brigitte Gothière et Sébastien Arsac, les cofondateurs et porte-parole de l'association L214. | JEFF PACHOUD / AFP

Ils se sont fait une spécialité de dévoiler l’intérieur des abattoirs ou des élevages industriels à coups de vidéo choc. En revanche, découvrir l’environnement de travail de l’association L214, qui lutte contre la maltraitance animale et vient de dévoiler un nouveau scandale dans un abattoir français, est plus malaisé. « On travaille essentiellement à la maison, comme la plupart de nos militants. Je suis un peu casanière », explique en souriant Brigitte Gothière, 43 ans, porte-parole de l’association, sise à Lyon.

Dans le petit local parisien qu’ils occupent depuis février, au fond du 19arrondissement, des étagères de livres et de brochures côtoient des pancartes, des tonnelles et un comptoir mobile pour leurs actions. « Toutes les semaines, nous sommes sur le terrain pour sensibiliser le public, distribuer des tracts ou organiser des happenings, comme la Vegan Place, où nous avons partagé informations et pâtisseries véganes [sans aucun produit animal] », explique Isis, qui coordonne la section de la capitale.

Mais si l’association s’est véritablement fait connaître au-delà des cercles végétariens et écolos, c’est grâce à ses actions en ligne. La vidéo dévoilant des actes de cruauté perpétrés à l’abattoir du Vigan (Gard), publiée en février, a été vue 1,8 million de fois, entre YouTube et Facebook ; celle tournée à l’abattoir d’Alès, en octobre, 2,3 millions de fois. Les images, suscitant une vague d’indignation, ont été à l’origine de la fermeture provisoire des deux établissements – qui ont depuis partiellement rouvert – et de l’ouverture de plusieurs enquêtes judiciaires et administratives. Forte de ces « coups médiatiques », L214 emploie désormais treize salariés et enregistre 12 000 adhérents. Surtout, sa page Facebook a atteint 470 000 abonnés, en faisant l’une des organisations non gouvernementales de protection de l’environnement les plus « likées » (« aimées ») dans l’Hexagone, devant Greenpeace France et le WWF France.

Grands-parents bouchers

Tout a commencé en 1993. Cette année-là, Brigitte Gothière et son compagnon, Sébastien Arsac, alors étudiants, décident, du jour au lendemain, d’arrêter de manger de la viande. Puis du poisson. Et enfin des œufs, du lait et tout produit d’origine animale.

Brigitte Gothière et Sébastien Arsac. | JEFF PACHOUD / AFP

La décision n’a pourtant rien d’une évidence dans leur petit village de Haute-Loire, en Auvergne. A cette époque, les végétariens ne sont pas légion, encore moins les végans à la campagne. Surtout, les grands-parents de Sébastien officient comme… éleveurs et bouchers. « Tous les ans en février, on attachait le cochon sur le char et on le saignait, afin de remplir le congélateur, témoigne-t-il. C’était censé être un moment convivial, mais c’est devenu de plus en plus insupportable à mes yeux. »

Le couple emménage ensuite à Lyon, où Brigitte enseigne la physique appliquée. Déjà investis dans des causes militantes (anti-corrida, anti-chasse, syndiqué et objecteur de conscience pour lui, bénévole à la Croix-Rouge pour elle), ils rencontrent pour la première fois des végétariens engagés. « Ce fut un tournant, avec la découverte d’un courant philosophique et notamment de l’antispécisme, c’est-à-dire la lutte contre les discriminations fondées sur l’espèce, une supériorité supposée des humains », poursuit Sébastien Arsac. L’essai du philosophe Peter Singer, La Libération animale, qui popularise le concept, devient son livre de chevet, comme pour de nombreux végétariens. Les deux compagnons contribuent également aux Cahiers antispécistes, une revue destinée à populariser cette pensée en France.

Collectif Stop gavage

En 2003, ils montent avec une poignée de militants le collectif Stop gavage, engagé contre la production de foie gras. Ils y fourbissent leurs armes : apprennent à chercher des informations sur la filière, à communiquer auprès des médias et tournent leurs premières vidéos en caméra cachée. « C’était avec un Caméscope de famille. J’ai dit que j’étais étudiant vétérinaire pour entrer dans l’élevage », se souvient Sébastien Arsac.

Une usine de production de foie gras, à Saint-Michel, dans l'est de la France, en 2013. | REMY GABALDA / AFP

Echouant à faire interdire le gavage des canards et des oies, les militants décident d’élargir leurs actions à l’ensemble des productions animales. En 2008, ils fondent alors l’association L214. Un nom qui fait référence à l’article L214-1 du code rural, qui reconnaît pour la première fois, en 1976, que les animaux sont « des êtres sensibles ». Leur credo est radical : ils souhaitent l’abolition de toute exploitation animale, donc des élevages et des abattoirs, industriels comme familiaux.

Abolition de toute exploitation animale

A raison de cinq ou six vidéos par an, L214 dénonce aussi bien les actes de maltraitance dans les abattoirs (d’abord de la marque Charal, puis ceux d’Alès et du Vigan), que le broyage des poussins mâles lors de la production de foie gras, l’élevage en cage des poules pondeuses ou « l’horreur » dans un élevage de lapins. Les images sont tournées par des militants infiltrés (en se faisant embaucher) ou par des salariés, intérimaires ou ex-inspecteurs vétérinaires, pour « apporter des preuves irréfutables ». A chaque fois, les vidéos chocs sont accompagnées de pétitions, pour changer le système.

Lire la note de blog : Des canetons broyés et mutilés pour produire du foie gras

Un succès en entraîne un autre. « On reçoit des centaines de messages tous les jours, assure Sébastien Arsac, également porte-parole de l’association. La majorité provient de gens qui nous disent qu’ils vont arrêter de manger de la viande. Mais il y a aussi de nouveaux témoignages de cas de cruauté. » Dans ce cas, la procédure est maintenant rodée : les militants rencontrent les témoins, leur expliquent comme filmer de longues séquences, apporter des preuves de dates et de lieux, avant de soumettre les images à des experts. Dans leurs cartons, pour les prochains mois : encore des abattoirs, mais aussi des images sur l’élevage de poulets, de poissons ou sur le transport des animaux.

L214, avec un budget de fonctionnement de 600 000 euros en 2015, à 95 % issus des dons et des cotisations des adhérents, se diversifie également. En trois ans, l’association a lancé plusieurs nouveaux sites : Stopgavage.com (spécialisé dans le sort des canards et des oies utilisés pour la production de foie gras), Viande.info (un site sur l’impact de la viande), Politique & animaux (un observatoire des prises de position du personnel politique sur les animaux), VegOresto (qui répertorie les restaurants végans en France) et Vegan pratique, qui doit prochainement voir le jour pour donner des conseils et des recettes à celles et ceux qui bannissent les protéines animales.

Selon Brigitte Gothière et Sébastien Arsac, les mentalités commencent à changer. « La question animale monte dans l’opinion publique, le personnel politique et le droit », se réjouissent-ils. Dernière preuve en date : la condamnation pour mauvais traitements envers des poussins d’un couvoir breton, le 8 mars, par le tribunal correctionnel de Brest. L’établissement, qui étouffait les animaux dans des sacs en plastique, une pratique révélée par L214, devra s’acquitter d’une amende de 19 000 euros. « C’est une première : jusqu’à présent, nos plaintes étaient classées sans suite, assure fièrement l’association, engagée dans une dizaine d’actions en justice. Aujourd’hui, même si notre discours paraît extrémiste, il est devenu audible. Nous avons acquis une légitimité. »

« Culpabilisation des citoyens »

L'association L214 a publié une nouvelle vidéo filmée en caméra cachée, montrant des actes de cruauté dans un abattoir des Pyrénées-Atlantiques, à Mauléon-Licharre. | L214 / CAPTURE

La place de l’abolitionniste L214, qui évite au maximum le contact avec les filières, n’était pas évidente à trouver, dans un milieu de la protection animale déjà bien investi, entre les traditionnelles Fondation Brigitte Bardot, Société protectrice des animaux (SPA) et 30 millions d’amis, et les associations plus spécifiques sur les animaux d’élevage : Welfarm, Compassion in World Farming (CIWF), Œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoirs (OABA) ou la récente Association en faveur de l’abattage des animaux dans la dignité (Afaad).

« Nos méthodes sont complémentaires, assure Frédéric Freund, le directeur de l’OABA. Le choc des images permet une mobilisation immédiate, mais les consommateurs ne remettent pas durablement en cause leurs habitudes alimentaires. Il faut alors également travailler en concertation avec les éleveurs et les abattoirs pour faire évoluer leurs pratiques. » L’OABA, qui met en avant des méthodes moins radicales pour approcher les abattoirs, assure avoir obtenu des améliorations. « Mais le processus est très long, reconnaît M. Freund. Selon nos comptages, établis sur 120 abattoirs entre 2012 et 2015, seuls 5 % des établissements respectent la réglementation. »

Abattoirs : « On a encore du mal à faire le lien entre les vidéos chocs et le steak dans notre assiette »
Durée : 05:00
Images : Joséfa Lopez / Le Monde.fr , M6, Euronews

« Nos méthodes et nos objectifs ne sont pas les mêmes, abonde Aurélia Greff, porte-parole du CIWF France. Nous pensons qu’il peut exister des formes d’élevage plus respectueuses des animaux et des humains. Nous travaillons avec les entreprises de l’agroalimentaire pour faire évoluer leur cahier des charges. »

Du côté de la filière, les méthodes de L214 font grincer des dents. « Cette association, au lieu d’alerter les services de l’Etat pour faire cesser des pratiques inadmissibles, préfère garder ses images plusieurs semaines ou mois, et les sortir à des moments médiatiques, dénonce Marc Pagès, le directeur d’Interbev, l’Association nationale interprofessionnelle du bétail et des viandes. C’est un processus de culpabilisation des citoyens, pour les faire arrêter de manger de la viande. » Une finalité que l’association L214 n’a jamais cachée.