Une femme déguisée au teknival de Cambrai en 2013. | FRANCOIS LO PRESTI / AFP

Musique assourdissante, drogues dures en quantité, autogestion… Chaque année, les amateurs de techno, désireux de battre la campagne dans d’anciens entrepôts ou dans une clairière, rencontrent l’hostilité des communes limitrophes et du gouvernement. Pour contrer les velléités libertaires des « teufeurs » – de « teuf », « fête » en verlan –, les autorités publiques ont renforcé depuis des années le dispositif législatif encadrant ce genre d’événement, avec l’adoption de l’amendement Mariani, voté dans la foulée des lois sécuritaires post-attentats du 11 septembre 2001.

Des mesures jugées « de plus en plus répressives » par les organisateurs du Teknival. Alors qu’une négociation semblait poindre en 2014, avec la création d’une commission interministérielle, les discussions sont aujourd’hui au point mort. Las de ces vaines négociations, les teknivaliers ont décidé, pour l’édition 2016, de faire un pied-de-nez au gouvernement en ne déclarant pas auprès de la préfecture leur rassemblement, baptisé Frenchtek 23, qui doit se tenir du 29 avril au 2 mai.

Comme à l’accoutumée, le lieu est tenu secret jusqu’au dernier moment. Seule information : le site choisi se situera « à égale distance de l’est, [de] l’ouest, du sud et du nord, à mi-route de l’Angleterre et de l’Espagne, de l’Italie et de la Hollande », détaille un communiqué des organisateurs du Teknival. Comprenez : le centre de la France. Dans ce lieu loin des grandes villes, les adeptes de piercings, de crânes demi-rasés, de mèches de couleur et de dreadlocks, devraient danser au son de deux cents sound systems venus de France et d’Europe. « On attend entre 15 000 et 25 000 personnes cette année », détaille Victor, du Collectif des sound systems de France. Pour l’heure, sur le groupe Facebook du teknival, près de 400 personnes se disent intéressées par l’événement. Sur Twitter, de nombreux internautes trépignent d’être à ce week-end pour pouvoir enfin remuer la tête au son de la techno. Signe que l’engouement pour ce mouvement est resté le même.

Les free parties, entre fantasmes et réalité

Petits frères des « parties acid house » des années 1980, les free parties, littéralement « fêtes libres », naissent au Royaume-Uni, avant d’arriver en France en 1993. A cette époque, les premiers teknivals, présentés comme la vitrine des free parties, regroupent pas moins de 30 000 teufeurs. Leur credo : écouter de la techno à un volume sonore bien supérieur à celui des boîtes de nuit. Sur un teknival, les différentes scènes disposent d’un « mur de son », soit plusieurs enceintes empilées les unes aux autres. Techno, hardtechno, trance ou encore minimale sont les genres les plus représentés. Il n’est pas rare de voir certains teufeurs coller leur tête aux enceintes pour mieux profiter de la musique. « Il faut être honnête : tu ne vas pas aller te coller la tête dans un mur d’enceintes si t’as rien pris », commente Julien, un teufeur.

Un mur de son en préparation au Teknival près de Reims, en 2014. | FRANCOIS NASCIMBENI / AFP

Car la drogue est l’élément indissociable des free parties. Au point que des associations comme Techno + ont pris les choses en main pour prévenir les risques. « Cette association, née en 1995, tente de répondre aux comportements à risques de certains teknivaliers, comme la prise d’alcool et de drogues dures, les piercings et les tatouages sauvages », détaille Jean-Marc, dont l’association de santé communautaire est présente sur tous les teknivals pour distribuer tracts et informations aux teufeurs. Pour dépasser cette image sulfureuse, les organisateurs précisent toujours que les teknivals ne sont pas seulement des lieux de débauche. Les free parties revendiquent un courant artistique qui dépasse le cadre de la musique. Jonglerie, échasses, sculpture, tags, bolas : de nombreux stands présents sur les teknivals proposent des activités diverses.

Surtout, les organisateurs des free parties revendiquent une autonomie et une indépendance face aux autorités publiques. C’est là que le bât blesse. Leur indépendance, assimilée à une forme de secret, a toujours été source de fantasmes. Il faut dire que derrière les fantasmes, il y a une réalité : celle des terrains dévastés après le passage des teknivaliers. Très vite, la techno a senti le soufre. « Au tout début, les maires nous louaient des entrepôts ou des terrains municipaux sans problème. Mais ça n’a pas duré », raconte Manu Casana, l’un des fondateurs du premier label électro français, Rave Age Records, qui a importé du Royaume-Uni les free parties en France.

Une vue aérienne du Teknival de Cambrai, en 2015. | DENIS CHARLET / AFP

« Une législation qui nous pousse à la clandestinité »

Alors que la France était devenue le lieu européen de tous les regroupements, notamment en raison de sa législation plus souple – là où outre-Manche les teknivals sont formellement interdits – les free parties ont accusé le coup en 2001, à la suite du renforcement du dispositif législatif visant les teufeurs. L’amendement Mariani, qui fait partie du code de la sécurité intérieure, impose en effet aux organisateurs de déclarer leur soirée en préfecture au moins un mois à l’avance, au risque de s’exposer à une saisie du matériel et à une amende pouvant aller jusqu’à 1 500 euros, quand le festival dépasse les 500 participants.

Mais même quand les teufeurs déclarent leur free party, elles sont bien souvent refusées. « Quand les organisateurs veulent organiser en bonne et due forme, ils se trouvent confrontés au refus des préfectures », abonde le sénateur socialiste de l’Hérault Henri Cabanel, qui a engagé une discussion au niveau local, impliquant des organisateurs, des maires et la préfecture. « Bien souvent, ces refus interviennent 24 heures avant la tenue de l’événement », déplore Victor, du Collectif des sound systems de France. Consultée pour un rapport rendu par le député socialiste Jean-Louis Dumont en mai 2008, la conseillère juridique du ministère de l’intérieur assumait d’ailleurs cette posture :

« Dans la pratique, les free parties sont tellement impopulaires que, dès qu’il y a déclaration, il y a interdiction, à tel point d’ailleurs que tout le monde parle d’un régime d’autorisation, alors qu’il s’agit seulement d’un régime de déclaration préalable, ce qui juridiquement est différent. Cela ne pose aucun problème pour les préfets. On peut toujours trouver un motif d’interdiction : pas assez d’équipes de secours, routes trop escarpées, autre événement dans le département nécessitant la mobilisation des services de police, terrain dangereux. »

Des teknivaliers dansent sur le site de l'ancienne base aérienne (BA 103) de Cambrai-Epinoy, pour la 20e édition du Teknival, en 2013. | FRANCOIS LO PRESTI / AFP

Et avant même d’entreprendre une telle procédure, les organisateurs font face au refus des municipalités de mettre à disposition des locaux pour les accueillir. Selon une étude de l’association Unis-sons, réalisée auprès de 106 mairies disposant de salles municipales et accueillant régulièrement des manifestations musicales, les teufeurs reçoivent une réponse négative dans près de 80 % des cas. Dans 78 % des cas, la justification est liée au fait qu’il s’agit d’une soirée techno.

Des saisies de matériels systématiques

Des fins de non-recevoir qu’ils préfèrent ignorer. Bien souvent, les organisateurs maintiennent leur événement et se font, comme le permet la loi, saisir leur matériel. « Ces saisies sont totalement abusives. Pour preuve, l’an dernier, nous avons fait onze recours et nous avons déjà récupéré neuf fois le matériel sur ordre du juge car les procédures sont souvent menées au mépris du droit », déplore Samuel Raymond, du collectif Freeform, une association chargée de la médiation avec les autorités publiques. Son association dénonce également les amendes exorbitantes, les plaintes collectives, les saisies préalables de matériel, les pressions sur les élus qui accepteraient de les accueillir, ou encore l’impossibilité d’occuper des terrains en friche.

« Aujourd’hui la loi est ambiguë. Donc les organisateurs optent pour l’illégalité », résume le sénateur Henri Cabanel. Et d’ajouter, pragmatique : « De toute façon, ces manifestations se font, donc il vaut mieux trouver des solutions. » Le sénateur a donc rencontré, dans un premier temps, les organisateurs. « Ces jeunes, quoi qu’on en dise, sont prêts à discuter et à trouver un cahier des charges », assure-t-il. La prochaine étape sera de rencontrer le préfet de région et les sous-préfets, avant de préparer une rencontre commune pour trouver une solution dans l’Hérault, département particulièrement concerné par les free parties. Le sénateur socialiste a également rencontré les ministères de l’intérieur et de la jeunesse et des sports, qui « se sont montrés ouverts à la discussion ». De leur côté, trois autres sénateurs, Marie Christine Blandin (EELV), François Marc (PS) et Jean-Paul Fournier (LR), ont posé des questions écrites au gouvernement. Ils attendent toujours une réponse.

Une personne, juchée sur un fourgon, danse sur un sound système, le 3 mai 2008 à Crucey-Villages, près de Dreux, lors du teknival sur une ancienne base de l'OTAN. | ALAIN JOCARD / AFP

Des négociations sinueuses

Mais les organisateurs ne croient plus à ces promesses. En 2014 déjà, ils avaient accepté de participer aux discussions avec les ministères de l’intérieur et de la jeunesse et des sports. Dix propositions étaient ressorties de ce groupe de travail baptisé « gestion et médiation lors de rassemblements festifs de type free party ». Ce document, auquel Le Monde a eu accès, prévoit notamment la « modification du seuil de déclaration d’un rassemblement festif en préfecture », la diminution des « sanctions complémentaires possibles pour les organisateurs » ou encore « la facilitation des interventions des associations de prévention et de réduction des risques ». Deux ans plus tard, aucune de ces propositions n’a été mise en application.

En guise de baroud d’honneur, Freeform a envoyé une lettre au premier ministre, mardi 26 avril, pour inciter le gouvernement à « avoir l’audace de changer les règles du jeu » et amorcer de nouvelles négociations. Une bouteille à la mer restée jusqu’ici sans réponse. « Depuis deux ans, on souhaite instituer un vrai dialogue avec le gouvernement, mais il n’y a aucune suite. Cette année, il y a un ras-le-bol général », résume Victor. Et Jean-Marc d’abonder : « Puisque le gouvernement ne veut pas écouter nos revendications, on le fait à l’ancienne, on organise notre rassemblement sans personne. » Une première depuis 2003.

De leur côté, les autorités publiques rapportent au Monde que « les forces de l’ordre seront en capacité de réagir et d’appliquer les lois qui encadrent ce genre d’événement : contrôles de stupéfiants, contrôles routiers, opérations de saisies du matériel de sonorisation ». Et d’assurer que « l’idée n’est pas d’interdire à tout prix ces événements ». Le teknival de ce week-end fera office de test.