Des étudiants discutent pendant une pause lors d'un séminaire de commerce, à l'ENA, à Strasbourg, le 14 janvier 2013. | PATRICK HERTZOG / AFP

« Capacité à discuter », « à travailler en groupe », « personnalité », « leadership » Les candidats aux concours d’entrée dans les grandes écoles, qui s’apprêtent à passer prochainement les épreuves orales d’admission, savent combien il est difficile de bachoter ces compétences informelles. Et pourtant, les jurys qui vont les écouter les attendent avant tout sur ce qu’ils nomment les « soft skills », ces « qualités humaines » et ce « savoir-être » que la quasi-totalité des futurs employeurs de leurs élèves recherchent eux aussi, en plus des « hard skills » (compétences techniques).

Et parce qu’il est tout aussi difficile de réviser que d’« enseigner » ces qualités, les écoles ouvrent plus volontiers leurs portes… à ceux qui ont déjà ces aptitudes. Leur outil : les oraux, sur lesquels un candidat admissible sur deux se casse les dents dans la plupart des établissements. « Les épreuves orales ont pris une place de plus en plus décisive dans les concours de recrutement depuis une quinzaine d’années », reconnaît Yves Dutercq, sociologue de l’éducation et coauteur avec Carole Daverne de l’ouvrage Les Bons Elèves (PUF 2013).

Professionnalisation

L’ENA, Polytechnique, Sciences Po ou encore l’Essec ne sont pas en reste. Si ces écoles continuent de réserver aux épreuves écrites et/ou à l’examen du dossier scolaire une place plus importante, le rôle des oraux dans leur recrutement a évolué.

Ainsi, à Sciences Po Paris, où l’épreuve orale pour la procédure d’admission post-bac n’existe que depuis 2010, on est convaincu « que l’entretien apporte des informations que l’écrit ne peut nous donner », selon Cornelia Woll, directrice des études et de la scolarité de l’école. La barrière des épreuves écrites d’admissibilité reste néanmoins la plus difficile à franchir. Sur les quelque 6 000 candidats qui s’y présentent, seulement 1 400 passent les oraux, et 50 % d’entre eux sont finalement admis. A ce stade-là, explique Cornelia Woll, « nous recherchons non plus des connaissances – c’est le rôle des écrits –, mais une manière de réfléchir, de présenter son projet, d’analyser, d’interagir et de maintenir une conversation sur une thématique ».

Objectif nouveau à l’ENA : « Valoriser la capacité à écouter, convaincre, à évoluer en groupe »

Comme nombre d’écoles avant elle, notamment de commerce (Inseec, ISG, Sup de Co La Rochelle, France Business School, etc.), l’ENA a diversifié en 2015 ses épreuves orales, en proposant un entretien collectif. Objectif nouveau : « Valoriser la capacité à écouter, à convaincre, à évoluer en groupe », indique Nathalie Loiseau, la directrice. « Nous professionnalisons les oraux par petites touches », ajoute-t-elle. Ils sont désormais composés de cinq épreuves (questions européennes et internationales, entretien, entretien collectif, langues), dans lesquelles les questions de culture générale ou classique ont tendance à diminuer au profit de celles relatives « aux centres d’intérêt du candidat, à ses valeurs, à sa déontologie ». Bref, autant de qualités « nécessaires » à la bonne tenue d’un service public, dans lequel 80 % des diplômés travailleront.

Officiellement, le « poids » des oraux, c’est-à-dire leur coefficient, compte rarement pour plus de 50 % de la note finale, et donc de l’admission. Mais dans les faits, les compteurs y sont bien souvent « remis à zéro, ou quasiment », selon le sociologue Yves Dutercq. « Si le jury repère [à l’oral] un candidat dont il estime que le recrutement est à privilégier, il n’hésitera pas à le surnoter pour compenser une éventuelle faiblesse à l’écrit », confie-t-il.

« Biais sociaux »

Consigne est d’ailleurs souvent passée en ce sens dans les établissements. « Nous demandons au jury d’être le plus objectif possible sur les performances du candidat à l’écrit, mais d’être discriminant sur la note attribuée au moment de l’entretien », confirme Anne-Claire Pache, directrice générale adjointe de l’Essec. L’école de commerce, qui fait aussi passer depuis plusieurs décennies des « tests psychotechniques » à ses candidats, imagine pour son concours du printemps 2017 une « mise en situation professionnelle » à l’oral.

« La chose à éviter le plus à l’oral quand vous êtes jury, c’est de recruter quelqu’un qui vous ressemble, développe Nathalie Loiseau, de l’ENA. Nos jurys suivent trois jours de formation où ils apprennent à déceler leurs biais inconscients, à ne se concentrer que sur le type de compétences qu’ils cherchent à déceler. » Toutes les écoles interrogées sont sur la même ligne.

Un contenu de cette page n'est pas adapté au format mobile

Apprendre à déceler ses préjugés inconscients… La démarche laisse « sceptique » le sociologue Pierre Merle. « Plusieurs recherches ont en effet montré que l’appréciation d’une prestation orale est encore plus incertaine que celle d’une prestation écrite », argue-t-il. Qu’une forme d’« attraction physique » selon des critères propres à chacun peut « jouer sur le jugement ». Sans parler des « biais sociaux » qui peuvent être induits par les compétences mêmes attendues dans certains de ces oraux, « pas tous », précise le sociologue.

Autonomie, aisance langagière, mode de raisonnement : autant d’attributs de la « culture libre » si longuement décrite par le sociologue Pierre Bourdieu il y a une cinquantaine d’années. Autrement dit : un capital culturel transmis par les parents – et pas n’importe lesquels. Qui prendrait ici le nom de « soft skills », plus adapté au vocabulaire des employeurs que ces écoles veulent séduire.