Donald Trump, le 6 novembre à Sterling Heights, dans le Michigan. | Paul Sancya / AP

Romain Huret, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, a répondu aux internautes du Monde.fr sur les enjeux de la victoire de Donald Trump à la présidentielle américaine. Il observe que Donald Trump va être « limité par les contre-pouvoirs » et que les relations vont « s’apaiser très vite » avec la majorité républicaine.

Mathias : Hillary Clinton a obtenu le plus de voix mais elle n’est pas élue, c’est aberrant. Le nombre de grands électeurs est-il proportionnel à la population de chaque Etat ? Cette répartition a-t-elle été modifiée par le passé ? Ce système électoral pourrait-il être réformé ?

Romain Huret : Très bonne question qui pose le problème de la représentativité dans ce pays. Un problème déjà observé à plusieurs reprises, en 2000 et de nouveau aujourd’hui. Mais les règles du jeu étaient connues à l’avance. Il est un peu tard pour les modifier, une fois que le match a été joué. Hillary Clinton les connaissait.

M. Q. : Pourquoi les Noirs ne sont-ils pas allés voter pour Hillary Clinton ?

Romain Huret : Ils sont allés voter, ils se sont juste moins rendus aux urnes qu’en 2008 et 2012. Une réponse possible est le manque d’adhésion à la campagne d’Hillary Clinton, ce qui explique cette participation en recul. Le vote démocrate a reculé d’une manière générale, et les Afro-Américains ont suivi le même chemin que le reste de la population.

Alexiane : Comment expliquer que le vote catholique a été très « pro-Trump » alors que le catholicisme aux Etats-Unis est très libéral ?

Romain Huret : Il est à relier en partie au monde ouvrier. Il faudra sans doute des analyses plus fines dans le futur, mais en général le monde ouvrier aux Etats-Unis est catholique. Cela explique ce vote pour Donald Trump, puisqu’il est apparu comme un défenseur d’une Amérique en voie de paupérisation et de déclassement.

Mimi : Si les inégalités sont la conséquence de la crise de 2008, pourquoi les Américains qui en sont victimes ne se sont-ils pas exprimés dans les urnes dès 2012 ?

Romain Huret : Les inégalités se sont creusées depuis la crise de 2007-2008 et beaucoup d’Américains se sont exprimés en votant Barack Obama en 2008 et en 2012. Et ce sont souvent ces mêmes électeurs qui ont voté aujourd’hui pour Trump. En 2008 et 2012, M. Obama a été élu comme un candidat antisystème, il ne faut pas l’oublier. Il était vu comme quelqu’un éloigné de Washington et des institutions.

Tcho : Concrètement, qu’est-ce qui a changé pour attiser la colère des Américains ?

Romain Huret : Ce qui a changé depuis trente ans aux Etats-Unis, c’est la mondialisation et ses effets sur une partie du pays. La mondialisation a créé une Amérique à deux vitesses. D’un côté, une Amérique très éduquée, très qualifiée, très diplômée, qui trouve des emplois stables et participe pleinement au rêve américain, le vit ; de l’autre, une Amérique moins diplômée, moins qualifiée, et qui ne croit plus au rêve américain pour elle-même et pour ses enfants. On voit que depuis huit ans les candidats qui l’emportent promettent de redonner du sens au rêve américain et de le partager à ces deux Amériques.

Yo : Est-ce qu’on peut vraiment « socialiser » le vote Trump ? S’il est élu, c’est qu’il a dû réussir à séduire au-delà de ces petits Blancs du Midwest dont on parle ?

Romain Huret : On se focalise aujourd’hui sur l’Amérique déclassée, mais il faut bien voir que Donald Trump a réussi ce que Ronald Reagan avait réussi en 1980 : il a réussi à créer une alliance électorale entre d’un côté une élite conservatrice, et de l’autre côté, une Amérique pauvre et ouvrière. C’est une alliance tout à fait étonnante, il ne faut pas réduire le vote pour Trump à celui d’une Amérique déclassée. L’histoire se répète, Reagan avait de la même façon réussi à rassembler ces deux Amériques.

Safia : Quel impact l’élection de Donald Trump pourrait-elle avoir sur les relations raciales aux Etats-Unis en général, et sur la situation des Africains-Américains en particulier ?

Romain Huret : Je ne pense pas qu’il y aura un effet brutal dans l’immédiat. Les relations raciales n’ont pas attendu Donald Trump pour se détériorer. Ce qui est probable et certain, c’est qu’il ne fera rien pour apaiser ou améliorer ces tensions qui existent déjà. Je me permets de souligner que Barack Obama lui-même n’a pas fait grand-chose pour venir en aide aux Afro-Américains.

Lectrice : N’est-il pas à craindre que ces inégalités soient encore plus exacerbées avec l’élection d’un candidat aux propos xénophobes et dont les discours semblent avoir libéré la parole raciste parmi certains de ses électeurs ?

Romain Huret : Je vais séparer ce qui relève d’un côté des discriminations et de l’autre des inégalités. Il est certain que la parole qu’a libérée Donald Trump pourrait renforcer les discriminations à l’encontre des minorités.

En revanche, il a été élu pour résorber une partie des inégalités et c’est le plus grand défi qui l’attend. N’oublions pas qu’un tiers des hispaniques ont voté pour M. Trump.

Fred : Il existe aux Etats-Unis de fortes inégalités raciales devant la justice pénale, notamment en ce qui concerne l’emprisonnement que la peine capitale. Est-ce que l’élection de Trump et les nominations à la Cour suprême vont conduire à un renforcement de ces inégalités ? Cela peut-il créer des tensions avec la police ?

Romain Huret : Le racisme n’a pas attendu Trump aux Etats-Unis, il est certain que Trump ne va pas lutter contre le racisme institutionnel (pas plus qu’Obama ne l’a fait d’ailleurs). Il ne faut pas oublier également que les questions de police et de justice relèvent souvent du droit des Etats et des comtés aux Etats-Unis. Les shérifs par exemple sont élus par la population. Donc le président, fut-il Trump ou Obama, a très peu de prise sur le fonctionnement quotidien de la police.

Arnaud : Les contre-pouvoirs sont nombreux et puissants aux Etats-Unis. De quelle marge de manœuvre va disposer Donald Trump dans son exercice du pouvoir ? Dans quelle mesure sera-t-il limité par la Constitution au niveau de ses idées les plus dures ?

Romain Huret : Comme tout président, il va être limité par les contre-pouvoirs, c’est le fonctionnement traditionnel de la démocratie aux Etats-Unis. La presse, la Cour suprême, la société civile, le Congrès seront amenés à tamiser, modérer, reprendre ses propositions de lois. Ceci étant dit, il bénéficie d’un Congrès républicain, ce qui pourrait faciliter l’adoption d’une grande partie de son programme.

Jean-Luc P. : Le procès lié à la Trump University, qui interviendra avant la prise de fonctions, peut-il avoir des conséquences ?

Romain Huret : Il n’y aura aucune conséquence directe sur sa prise de fonctions en dehors d’une décision de justice normale.

Alexis : Comment expliquer une abstention aussi forte quand on connaît les enjeux de cette campagne ?

Romain Huret : L’abstention – beaucoup d’observateurs l’avaient remarqué au cours du mois d’octobre et en novembre – est à lier à l’absence d’enjeux au cours des deux derniers mois de la campagne. Les débats ont été très personnalisés, peu intéressants sur le fond, alors que les primaires avaient été intéressantes sur le fond. Les jeunes qui s’étaient investis massivement autour de Bernie Sanders semblaient beaucoup moins investis autour de la campagne de Mme Clinton. Il est probable que cette campagne très étonnante et iconoclaste sur la forme a conduit une partie de l’électorat à s’en désintéresser, et il y a peut-être une réserve de voix importantes qui a manqué à Hillary Clinton.

Le Monde président : Le Brexit, le vote pour Trump, n’est-ce pas la confirmation d’une montée du nationalisme ou d’un retour à un souverainisme ?

Romain Huret : Oui, absolument, dans les deux cas on voit bien se réaffirmer l’idée de nation, l’idée de souveraineté des peuples, mais je dirais aussi que, ce qui rapproche ces deux événements, c’est le volontarisme. Dans les deux cas, les citoyens ont eu le sentiment de reprendre leur destin en main et Trump a parfaitement incarné ce retour du volontarisme politique. Même si ses idées paraissent absurdes et impossibles à mettre en œuvre, il a été élu pour agir et pour mettre un terme à ce qui apparaît comme inéluctable. L’Union européenne apparaissait comme un horizon indépassable en Grande-Bretagne, tout comme la mondialisation aux Etats-Unis apparaissait comme inéluctable, et Trump a promis de mettre un terme à ça et de faire en sorte que l’Amérique reprenne son destin en main.

Nicolas : Concernant cette « working class » déclassée, Bernie Sanders aurait-il davantage pu mobiliser ces électeurs à la faveur d’un discours plus à gauche ou ceux-ci ont-ils adhéré aux idées de Donald Trump ?

Romain Huret : Comme dit précédemment, il est facile de refaire le match après-coup : quand on regarde les résultats aujourd’hui, on peut essayer d’imaginer ce qu’aurait fait Bernie Sanders dans les Etats où Hillary Clinton a perdu la classe ouvrière blanche. Ce qui est certain, c’est que cette classe ouvrière blanche n’est plus acquise à un parti depuis trente ou quarante ans, mais oscille sans cesse entre l’un et l’autre. Les mêmes électeurs qui ont voté Obama en 2008 et 2012 ont cette fois-ci choisi Trump.

Matthias : Est-ce que l’arrivée au pouvoir de Reagan et de Bush a provoqué la même consternation ? Dans quelle mesure peut-on établir une analogie ?

Romain Huret : Oui, l’élection de Ronald Reagan a provoqué la même consternation et incompréhension. Beaucoup pensaient qu’il était incapable d’exercer la fonction suprême, n’oublions pas que c’était un ancien acteur hollywoodien. Beaucoup, y compris dans son propre camp, ne croyaient pas à son programme économique : George Bush père parlait d’« économie vaudoue » pour désigner son programme de réduction des impôts. Il ne faut pas oublier cela quand on voit qu’aujourd’hui Reagan est présenté comme l’un des plus grands présidents américains du XXe siècle. Dans le cas de George W. Bush, c’était davantage l’incompétence et la bêtise de l’individu qui inquiétaient que le programme lui-même. Une fois de plus, l’analogie est très, très forte avec Ronald Reagan et ce qui s’est passé en 1980.

Mathieu : On dit que Reagan était entouré d’hommes politiques jeunes qui ont accompagné les politiques néolibérales des années 1980. Mais, compte tenu de l’âge avancé de Donald Trump et des membres du cabinet que M. Trump souhaite former (Rudolph Giuliani, 72 ans, Newt Gingrich 73 ans, etc.), sommes-nous en train d’assister à l’émergence d’une gérontocratie à la tête des Etats-Unis ?

Romain Huret : Je répondrais de manière très prudente pour la simple et bonne raison que ces noms sont des rumeurs pour le moment. Il faut attendre la constitution du cabinet de Trump et il ne faut pas oublier que c’est un homme d’affaires et qu’il a l’habitude de s’entourer de conseillers. Il faut espérer pour le monde et les Etats-Unis qu’il s’entoure des conseillers les plus compétents possible.

Toz : L’attitude de Donald Trump envers les femmes et le comportement de son épouse laissent penser qu’il ne va pas forcément favoriser l’emploi féminin. Quelles mesures serait-il prêt à prendre selon vous ?

Romain Huret : Le programme en matière économique et sociale est très conservateur et rien ne laisse à penser qu’il va favoriser le travail des femmes et l’émancipation féminine. Néanmoins, il a promis de faciliter par exemple l’instauration d’un congé maternité qui n’existe pas aujourd’hui aux Etats-Unis mais, de manière révélatrice, ce congé ne concerne que les femmes et pas les hommes, qui auraient pu rester aussi à la maison, ce qui montre bien la vision du rôle traditionnel des femmes qu’a Donald Trump.

Matt : Au vu des relations compliquées entre Donald Trump et les politiciens américains, quelles grandes mesures pourront être appliquées et soutenues par la majorité républicaine ?

Romain Huret : Je pense tout d’abord que les relations vont s’apaiser très vite, M. Trump bénéficiant de l’aura et du capital politique que lui confère l’élection. Il va aussi bénéficier d’un Congrès républicain.

Pour la mise en œuvre du programme, il va devoir hiérarchiser les grandes lignes car il ne pourra pas tout appliquer immédiatement. Donc on va savoir très vite ce qu’il va mettre en œuvre dès son arrivée à la Maison Blanche.

Palacky : Ce que propose Trump sur l’économie (protectionnisme par exemple, remise en cause de l’Alena) va à l’encontre de ce que fut l’idéologie néolibérale dominante aux Etats-Unis depuis les années Reagan. Ces idées sont-elles partagées aujourd’hui par les élus républicains au Congrès ?

Romain Huret : Il y a deux éléments de réponse. D’abord, Trump a rompu avec le libre-échangisme dominant aux Etats-Unis. Depuis quarante ans, il y a un consensus chez les républicains et les démocrates surle fait que le libre-échange est le pilier de la croissance. Trump a mis l’accent sur les effets en matière d’emploi de ce libre-échange, il veut renégocier les traités internationaux, renégocier les tarifs douaniers pour recréer de l’emploi (industriel notamment) aux Etats-Unis.

Et c’est là toute la difficulté pour lui car une partie des républicains, notamment les hommes d’affaires, sont toujours favorables au libre-échange. Beaucoup par exemple pensent que la Chine est un eldorado économique extraordinaire et Trump va donc devoir trouver un équilibre entre l’électorat ouvrier qui a voté pour lui et les hommes d’affaires qui ont également voté pour lui.

Zoé : Si la problématique isolationnisme vs interventionnisme intéresse beaucoup les Européens, a-t-elle pesé sur la campagne au niveau national ? Est-ce aussi un vote contre les interventions militaires des Etats-Unis ? Cela intéresse-t-il les électeurs de Donald Trump ?

Romain Huret : Absolument, je pense que son discours protectionniste a beaucoup intéressé ses électeurs et pour prendre un exemple : il semblerait que beaucoup d’anciens combattants d’Irak ou d’Afghanistan aient voté pour Trump. Ce qui montre que son discours, qui vise à recalibrer l’interventionnisme américain, a pesé dans la campagne. Hillary Clinton est beaucoup plus va-t-en-guerre, beaucoup plus « faucon » que Trump lui-même.

Julien : Pensez-vous que M. Trump a utilisé la provocation pour être élu, mais que ses messages vont être moins extrêmes maintenant qu’il est élu et qu’il doit passer par le Congrès ?

Romain Huret : Oui, Trump a fait une campagne tout à fait étonnante, une campagne de déstabilisation permanente qui a surpris tout le monde. Il n’a respecté aucun code du parfait candidat. Il a insulté une grande partie de l’électorat, il a multiplié les dérapages, il a mobilisé la presse contre lui et tout cela a contribué paradoxalement à le faire apparaître comme un candidat antisystème, un candidat différent. Je répète qu’Obama était apparu comme le candidat antisystème. Le grand mystère pour moi, c’est d’essayer de comprendre pourquoi il s’est entêté dans cette stratégie alors qu’il aurait été temps d’adopter une posture plus présidentiable et plus respectable. Le résultat a démontré qu’il avait choisi la bonne voie. Et, si j’en juge par sa première intervention de président élu, il va désormais adopter un ton plus modéré et plus consensuel.

Xavier : Plus qu’un clivage gauche-droite, ou démocrate-républicain, n’a-t-on pas assisté à un clivage politique entre les « anti-élites » et les « autres » ? N’est-ce pas là, au vu des évolutions politiques de ces dix dernières années en Europe, et du Brexit en particulier, la vraie redéfinition du débat politique mondial pour les années à venir ?

Romain Huret : Je ne crois pas à cette vision simpliste de la campagne et du résultat pour la bonne et simple raison qu’une grande partie de l’élite américaine a voté Trump. Comme je l’ai dit précédemment, il a réussi à recréer l’alliance qui avait permis à Reagan de l’emporter. Ce qui peut se jouer en France et en Europe, c’est de voir le même type d’alliance se mettre en place. Mais en tout cas, je crois qu’il ne faut pas oublier que l’électorat de Donald Trump ne peut pas se résumer au seul électorat populaire et ouvrier. Et n’oublions pas que lui-même appartient au monde des élites médiatiques et économiques.

Rob : L’analyse selon laquelle Barack Obama a déçu vous convient-elle ? Le vote Trump est-il un rejet de ses deux derniers mandats ?

Romain Huret : Je pense qu’Obama a moins déçu que la campagne d’Hillary Clinton. Les résultats qui s’affinent d’heure en heure montrent qu’il s’agit plus d’un rejet de sa campagne, de la faiblesse de ses propositions, que d’un rejet du président Obama lui-même, dont le taux de popularité reste encore fort après huit ans passés à la Maison Blanche.

Solide : Que pensez-vous de la reconstruction historique a posteriori de l’ère Obama ? Va-t-on idéaliser les années Obama dans le futur ?

Romain Huret : Idéaliser, je ne sais pas. Ce qui est certain, c’est qu’il risque de manquer à beaucoup d’Américains, d’autant plus que l’électorat a choisi l’antithèse d’Obama. A l’intellectuel pondéré, toujours maître de soi, va succéder un homme d’action, impulsif, souvent provocateur. Et, si je parle davantage du fond, il y a fort à parier que Trump va détricoter les principales mesures d’Obama, notamment l’Obamacare. Il est donc certain qu’une partie des démocrates et de la gauche américaine va beaucoup regretter Barack Obama.