L’entrée de Sciences Po Paris. | NATHAN ALLIARD / PHOTONONSTOP

Une conférence sur les ressorts terroristes du régime russe de Vladimir Poutine annulée en dernière minute, sans explication. L’affaire fait polémique dans le temple de la recherche internationale de Sciences Po, le Centre de recherches internationales (CERI), accusé d’avoir censuré cette intervention par peur de représailles de la Russie.

Le journaliste américain David Satter, auteur d’un ouvrage intitulé The Less You Know, the Better You Sleep : Russia’s Road to Terror and Dictatorship Under Yeltsin and Putin, décrivant le rôle du terrorisme dans la construction du pouvoir russe, devait s’exprimer, le 19 janvier au CERI. Mais deux jours plus tôt, l’événement a disparu du site Internet du laboratoire, comme l’a révélé une enquête de Buzzfeed. Il a été tout simplement annulé.

Principe de précaution

« J’ai été très surpris, reconnaît David Satter, ancien correspondant en Russie du Financial Times, qui enseigne actuellement à l’université américaine Johns-Hopkins (Maryland). Mais j’ai bien vite compris que Sciences Po a eu peur de provoquer la colère des autorités russes. »

Une autocensure que confirment diverses sources contactées par Le Monde. La direction du CERI a préféré appliquer un principe de précaution, étant donné le risque de rétorsion du régime russe envers Sciences Po et ses étudiants engagés en programmes d’échanges.

L’un des chercheurs du CERI, inquiet, aurait plaidé avec succès auprès de la direction contre la venue du journaliste, arguant que l’image critique du laboratoire qui en aurait découlé pouvait être préjudiciable aux doctorants qui travaillent sur la Russie au CERI.

« Les faits que je rapporte sont extrêmement sensibles. J’aurais dû pouvoir partager ces informations avec la communauté scientifique. Je me suis exprimé dans de nombreuses universités, à Columbia, à Chicago. Mon livre est publié par les éditions de Yale University. Rien ne peut justifier une telle censure dans une institution de recherche », juge David Satter.

« C’est extrêmement grave, dénonce Jean-François Bayart, ancien directeur du CERI, de 1994 à 2000. Va-t-on demain empêcher une conférence sur les droits de l’homme en Chine ou sur la démocratie en Afrique, par peur de représailles ? »

Pour le chercheur associé au CERI, la liberté académique est en jeu. « Les chercheurs du CERI voient déjà leur indépendance régulièrement contestée par des pouvoirs autoritaires. Il est hallucinant de renoncer à une conférence critique sur la Russie de Poutine pour des intérêts de coopération universitaire. »

Une décision qui inquiète aussi du fait de l’existence de précédents, rapportés en interne. La venue du premier ministre ukrainien aurait ainsi été refusée, au motif qu’il s’agissait d’un homme politique, alors que les interventions de présidents et autres hommes d’Etat sont habituelles.

« Pluralisme et débat contradictoire »

Du côté du laboratoire de recherche cependant, on dément en bloc. « L’annulation n’est due à aucune pression politique, ni n’a été inspirée par la crainte d’une quelconque ingérence de la part des autorités russes. Elle n’est en aucune manière un réflexe d’autocensure », promet la direction du CERI au Monde.

Comment l’expliquer alors ? « Nous sommes un centre de recherche, attaché à faire entendre des voix dissidentes, mais de manière nuancée, dans un cadre d’échange et de discussion qui respecte les exigences du monde académique », avance la direction, rappelant son attachement au « pluralisme et au débat contradictoire ».

Une explication pour le moins étrange, au regard des conférences, colloques et autres séminaires d’un centre de recherche. « Ce n’est absolument pas plausible. Je suis venu faire une intervention à Sciences Po il y a trois ans sur la situation générale en Russie, et cela n’a alors pas posé de problème », relève David Satter. « Fallait-il inviter un contradicteur qui explique que la Russie est une démocratie ? », glisse un chercheur, excédé devant une telle justification.

Une cinquantaine d’étudiants de l’école des affaires internationales se sont eux aussi émus de cette décision, demandant par mail des explications à la direction de l’établissement et du CERI, en vain.

« Nous sommes dans l’incompréhension. C’est justement le but de Sciences Po d’être le lieu où l’on peut débattre et s’exprimer », s’inquiète ainsi Angélique Talmor, en master. Ces étudiants ont également demandé à réinviter David Satter à Sciences Po. Entre-temps, ce dernier a finalement pu donner sa conférence dans les locaux de la revue Esprit le 23 janvier. Ironie du sort, il était le lendemain l’invité… du Quai d’Orsay.