Chronique d’un retour à Diffa, ville de ma jeunesse merveilleuse engloutie par Boko Haram
Chronique d’un retour à Diffa, ville de ma jeunesse merveilleuse engloutie par Boko Haram
Par Seidik Abba (Diffa, Niger, envoyé spécial)
Retour à Diffa (5/5). Notre reporter déambule dans la ville de son enfance, au sud-est du Niger, meurtrie par la secte islamiste nigériane. Un récit exceptionnel.
Devant les armes du Niger, à Diffa, en juin 2016. | Luc Gnago/REUTERS
Dans quel état vais-je trouver Diffa Naalewa, « la ville au henné », symbole de beauté, qui fut la cible de plusieurs attaques de la secte terroriste nigériane Boko Haram ? Que sont devenus Maman Nassirou dit Barbudou, Lawaouli Idi, Attip Maman Dagaché, mes camarades de circoncision ? Qui mieux que le jeune maire Hankaraou Biri Kassoum pourra me donner des nouvelles de Falamata Kollo, ma voisine qui a fini par céder aux sirènes extrémistes ?
A mesure que le petit avion des Nations unies parti de Niamey, la capitale nigérienne, s’approchait de Diffa, à 1 360 km de là, ces interrogations devenaient plus prégnantes. Pour atténuer les chocs de ce retour dans ma ville de jeunesse après de longues années d’absence, j’ai choisi d’entourer mon voyage de la plus grande discrétion. Mais lorsque le vol UN 898 se pose sur le tarmac de la petite aérogare de Diffa, je suis aussitôt reconnu.
Des MIG russes pour accueillir les passagers
Il y a six ans, lors de mon dernier passage, ce petit aéroport était une sorte de passoire où l’on ne rencontrait ni gendarme, ni policier, a fortiori aucun douanier. Aujourd’hui, c’est une zone militaire. Deux hélicoptères de combats MIG de fabrication russe, préposés à la lutte contre Boko Harma accueillent les passagers. Des automitrailleuses montées sur 4x4 sont postées aux points cardinaux de la piste. A Diffa, c’est la guerre ! Passé ce premier choc, je me dirige vers les arrivées quand un homme se détache de la foule : c’est Abdi Boukar Garbaye, un grand frère de mon quartier, désormais employé du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) : « Boukari [mon petit nom], c’est toi ? ! Personne ne savait à la maison que tu venais ! »
Puis arrive Alkassoum Iddi, dit Bagache, un jeune de mon quartier qui travaille désormais pour Médecins sans frontières : « Seidik ? ! Je me disais que cet homme te ressemblait étrangement, mais que, si c’était toi, j’aurais su que tu venais. J’étais hier à la maison avec Ali, ton jeune frère ! » Je me défends comme je peux, arguant péniblement que je viens pour le travail. A peine ai-je justifié que mon séjour sera bref que surgit Dan Salao, compagnon de football, aujourd’hui chauffeur à la représentation locale du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. Pour une visite incognito, c’est raté.
L’habit du déserteur
Sur la route menant de l’aéroport au gouvernorat, où je dois accomplir les formalités de présentation à l’autorité administrative régionale imposées par l’état d’urgence à tout journaliste de passage, je prends la mesure des changements intervenus en si peu de temps.
A l’entrée de la ville, le Centre de formation des jeunes agriculteurs où tout jeune l’on venait apprendre à cultiver le champ paternel et boire le thé avec les enfants du directeur, Almou Dan Galadima, a désormais des allures de camp retranché, abritant derrière de hauts murs et des barbelés les forces nigériennes, françaises et américaines.
De retour du gouvernorat, je dois également me présenter à l’état-major régional de l’armée nigérienne, qui jouxte mon ancien lycée Idriss Alaoma, où je fus élève de 1984 à 1987. A son ouverture en 1981, il était encore en pleine brousse.
Un sentiment confus me saisit. Autant j’étais soulagé d’être en règle et libre de mes mouvements, autant j’étais troublé, moi, l’enfant de Diffa, de devoir me présenter à l’autorité administrative régionale et aux chefs militaires avant de recroiser, dans les rues de ma tendre jeunesse, mes ex-camarades de classe et mes anciennes conquêtes féminines.
Devant le gouvernorat de Diffa, en 2015. | ISSOUF SANOGO/AFP
Par où commencer ? Me lancer dans mes rendez-vous de travail ou aller dans la grande maison familiale ? De peur que la nouvelle de mon retour se répande trop largement et que la gestion des retrouvailles ne prenne le dessus, je décide d’aller à Boudouri, un site de déplacés, à 15 km de Diffa, soutenu par l’ONG Oxfam, l’Organisation internationale des migrations (OIM) et d’autres structures humanitaires.
Sur place, c’est en kanouri, ma langue maternelle, que je vais recueillir les témoignages des victimes de Boko Haram qui révèlent l’ampleur de la tragédie humaine en cours.
Avec Laura Garel et Christina Corbett, d’Oxfam, venues de Paris et d’Abuja, nous rentrons bouleversés à Diffa avant la tombée de la nuit. Je comptais sur cette première nuit pour me remettre de l’émotion de ces récits de vie, mais à peine ai-je pris mes quartiers dans la villa d’hôtes d’Oxfam que le vigile m’annonce deux visiteurs : mon ami d’enfance Ado Ibrah, dit Gullit, nom emprunté au footballeur néerlandais Rud Gullit, et mon cousin Habou Moustapha, alias Robespierre.
Ils ont appris que j’étais là et ne pouvaient attendre le lendemain pour me voir. Notre conversation est brève, mais elle donne le ton : « Tu arrives après coup. Ici, on a vécu l’enfer. Les gens dormaient à la gare routière dans l’espoir de trouver une place dans le bus pour fuir la ville. D’autres ont dû patienter trois jours sur des listes d’attente avant de pouvoir partir vers Zinder, vers Maradi. L’essentiel était de quitter Diffa. »
Derrière leur insistance sur ces journées de plomb transparaît le jugement qu’ils portent sur le « déserteur » que je suis, le frère qui arrive après la bataille. Alors que l’heure du couvre-feu, 21 heures pour les piétons, approche, mes deux visiteurs disparaissent, me laissant sans voix.
La maison familiale
Le lendemain, aguerri par cet échange, je décide d’affronter la grande maison familiale. Je passe par l’école primaire de garçons, où je suis entré en 1973, à l’époque où le lieutenant Mamadou Tandja (président de 1999 à 2010) venait de lancer les travaux de la Route de l’unité et de l’amitié canadienne, devenue la RN 1, aujourd’hui encombrée de réfugiés.
Je reconnais sans hésitation le bâtiment de l’Hôtel de ville, mais pas les rues. Je ne retrouve plus les bureaux de l’ancienne Banque de développement de la République nigérienne ni même l’ancienne maison de feu Elhadj Amarma Laoual Gadji, l’un des hommes d’affaires les plus riches de Diffa.
Ousseïni Sanda, un jeune Diffaén qui avait à peine 3 ans quand j’allais chercher le pain chez son père Sanda Maï Brodi, à 500 mètres de la maison, me sert de guide. « Ici, c’est l’ancien bar de Harouna. Là, c’est l’ancien studio de notre unique photographe et là-bas, c’est chez Elhadj Mallam Issa. » Ses indications ressuscitent mes jeunes années dans ce quartier que je traversais tantôt pour aller au stade jouer au foot avec Magagi Robot ou Magagi Vedette, tantôt pour prendre le bus pour Zinder, Maradi et Niamey.
A mesure que l’on s’enfonce dans mon quartier, je retrouve mes repères. Comme il y a trente ans, « le vieux » Ididiya est assis sur son fauteuil, le regard perdu sur la voie sablonneuse, un poste radio posé à côté de lui. Le physique est solide, mais la mémoire flanche. Il a besoin de l’aide de son fils Laouali, mon copin de primaire : « Papa, tu ne l’as pas reconnu, c’est Boukari, le fils de Mamadou Abba. » Le vieil homme rassemble ses forces pour me serrer longuement la main. La pudeur le dissuade de me raconter les journées d’enfer vécues au plus fort des attaques de Boko Haram entre février et mars 2015. Il préfère s’excuser d’être encore en vie : « Regarde mon fils, ici, il n’y a plus personne de mon âge. Tous les anciens sont morts, il ne reste plus que moi seul. Rendons grâce à Dieu », lâche-t-il en me serrant à nouveau la main.
Plus loin, je croise quelques enfants du voisinage. Certains me reconnaissent et me saluent. J’avance le cœur serré vers l’endroit qui m’a vu grandir avant mon départ pour l’université de Niamey, puis pour le Canada et la France. J’aperçois la peinture blanche de la façade et les jeunes assis autour de leur théière, comme à l’époque. Je marque un arrêt devant ma chambre de lycéen, que l’on appelait « le Kremlin » à cause de son lourd portail métallique rouge. A l’intérieur, nulle trace des photos du Che et de Bob Marley que j’avais affichées, et pas un seul vestige de mes lectures de jeunesse.
Ma chambre, haut-lieu d’interminables débats « anti-impérialistes » avec Harouna Abdallah, devenu douanier, Lawan Gaptia alias « Tavaritch » depuis son passage par l’ex-URSS, ou Boukar Biri Kassmou, dit aussi « Man », qui tient aujourd’hui une boutique de recharges de téléphones.
D’un pas hésitant, j’entre finalement dans la grande cour familiale. C’est à nouveau le choc. Cet endroit, qui a pu compter, entre mes frères et sœurs, mes cousins, les neveux de mon père, les nièces de ma mère, 25 à 30 enfants, est quasiment désert. Pourtant, chassés de leur village de Dewa, à 25 km de Diffa, par les exactions de Boko Haram, ma tante et ses enfants ont investi une aile de la grande maison. Des talibés rattachés à notre famille, eux aussi, apeurés par les incursions de la secte extrémiste nigériane, ont trouvé refuge dans une autre aile de l’immense demeure que la famille occupe depuis 1974, après le départ à la retraite de mon père, fonctionnaire des eaux et forêts. Alertée par ma voix, ma cousine Aïssa Kollo surgit de la cour annexe. Elle se jette dans mes bras, m’étreint et se met à pleurer. Je sens ses larmes couler doucement sur mon gilet de reporter.
Je ne sais plus si elle pleure de m’avoir revu après tant d’années de séparation ou parce qu’elle a survécu au cauchemar des habitants de Diffa. Elle me raconte les balles qui ont sifflé dans le quartier, les nuits de peur et d’angoisse, les incertitudes du lendemain et l’exode massif. « Ici, il s’est passé ce qu’on voyait à la télévision : des gens fuyant baluchon sur la tête. »
Le ventre noué par son récit, je lui propose d’en rester là et de reprendre notre conversation le lendemain. En vérité, je cherchais une façon d’esquiver le sujet, moi qui ne fus pas à leurs côtés pendant ces heures terribles.
En ressortant, je traverse notre terrain de foot du quartier aujourd’hui transformé en marché des produits maraîchers que l’on continue d’importer du Nigeria, malgré les exactions de Boko Haram. Il reste deux heures avant le couvre-feu. Je décide de rester sur les terres de mon enfance pour saluer quelques figures emblématiques encore en vie. Direction la maison de Ba Mallam Goni, un érudit qui fut pendant longtemps l’imam de la mosquée de notre quartier avant d’être terrassé par un accident cardio-vasculaire qui l’a laissé tétraplégique. Ma progression est laborieuse : je dois m’arrêter tous les 50 mètres pour saluer un grand frère, un oncle, un parent, parfois même un téléspectateur, un auditeur ou un lecteur.
Le marché de Diffa en juin 2016. | ISSOUF SANOGO/AFP
Je garde l’œil rivé sur ma montre pour éviter le piège du couvre-feu, mais je m’autorise une halte chez mon oncle feu Boukar Garbaye pour voir l’un des sept petits-enfants qui se prénomme Seidik.
Spontanément, mes cousins me montrent l’endroit où a été commise la toute première bavure de la lutte contre Boko Haram à Diffa. C’est ici qu’un jeune lycéen sans histoire et sans lien avec la secte djihadiste a été fauché, en mars 2015, par une balle des forces de défense et de sécurité. Les témoins directs de la scène s’en souviennent encore avec force détails. Alors que la nuit avance, mon programme subit deux nouvelles modifications. Je dois m’arrêter chez tonton Ba Moustapha et ma cousine Hadjia Anna. Je m’y plie de gaîté de cœur. Car ici, le social passe avant tout, même avant le travail. Outre les salutations d’usage, deux refrains depuis le matin : je suis resté trop longtemps sans revenir et, surtout, j’étais absent alors que l’existence même de Diffa était menacée par Boko Haram.
Je ne m’étais nullement préparé à ces interpellations, pensant que la joie des retrouvailles ferait oublier mon faux bond. C’est sans doute ma cousine Hadjia Ouma qui a été la plus directe : « Tu n’as plus remis pied à Diffa depuis ton mariage en 2004, accuse-t-elle d’emblée, en oubliant exprès mes brefs séjours de 2010 et 2011. Boukari, il nous est arrivé ici ce que tu ne peux imaginer. Diffa, cette ville qui t’a vu grandir, s’est transformée en champ de guerre ! Moi-même, j’ai dû m’enfuir à Zinder. »
Je prends finalement prétexte du couvre-feu pour me sauver et mettre fin à cette longue journée pendant laquelle je me suis constamment retrouvé sur la défensive.
Bruits sourds d’armes lourdes
Pour moi, la nuit sera courte. De retour à la maison d’hôtes, je reçois la visite d’Amadou Boukar, mon camarade de classe au CEG de Mainé, et celle de mon jeune frère Ibrahim Mamadou Abba. Avant l’aube, des tirs d’armes légères et des bruits sourds d’armes lourdes me sortent de mon sommeil. Ils se rapprochent de plus en plus de notre résidence située à quelques centaines de mètres seulement du camp militaire. Renseignements pris, il s’agit d’un exercice multinational de combats nocturnes organisé pour l’armée nigérienne et de la Force mixte multinationale pour le bassin du lac Tchad regroupant les militaires du Cameroun, du Niger, du Nigeria et du Tchad. Le matin, je décide, malgré la fatigue, d’entamer une nouvelle longue promenade dans les rues de Diffa.
Je commence par Diffa-Koura, quartier au centre de ce qui restera pour toujours une énigme pour moi. Comment donc ce lieu du pouvoir traditionnel, abritant le palais du Katzelma, le chef du canton de la Komadougou, la grande mosquée de Diffa, réputé pour ses belles kilayakou (les filles aux trois têtes, en référence aux tresses traditionnelles kanouri), a-t-il pu servir de cache d’armes à Boko Haram ? Comment cet endroit que nous devions traverser et dont les occupants nous traitaient en riant, nous autres lycéens, de « ceux qui en savent peu mais se disputent beaucoup », a-t-il pu être le théâtre d’un attentat-suicide ?
Dans l’espoir de trouver des réponses, je dévale les rues poussiéreuses de Diffa-Koura. Je passe devant chez mon cousin Elhadj Mallimi Ousseini, dont un proche a rejoint la secte islamiste. Impossible de lui parler, il est au champ. Je m’arrête à l’emplacement qui fut naguère le bar Gaskama où le Wolo-Wolo star du Mangari, notre orchestre international local, venait jouer son tube fétiche « Tchadin de insina » (en langue kanouri, « notre Lac Tchad est de retour »).
« Des venus d’ailleurs »
De toute évidence, les rues ont changé à Diffa-Koura, les maisons sont désormais en dur. Je marche et ne trouve toujours pas de début d’explication à mes tourments. Je m’enfonce encore plus dans le quartier. Soudain, un 4x4 s’arrête à ma hauteur. Un jeune homme à la barbe bien fournie, drapé dans son habit traditionnel, m’interpelle par mon prénom. Nos salutations sont longues et chaleureuses. C’est la règle ici. Toutefois, il comprend vite que je ne l’ai pas vraiment reconnu après tant d’années. « C’est moi Kaoulémi ! », dit-il pour me mettre à l’aise.
Je saisis la balle au bond : « Est-il vrai que des jeunes de Diffa-Koura sont allés grossir les rangs de Boko Haram ? Comment ont-ils pu faire ça ? » Sa réponse oscille entre déni et malaise : « Pour être précis, il n’y a que quatre à cinq enfants de Diffa-Koura qui ont rejoint Boko Haram. Les autres sont des allogènes, des venus d’ailleurs qui s’étaient installés ici. » Notre entrevue hasardeuse tourne court. Lui reprend le volant et moi je continue sans autre but que de croiser quelqu’un qui pourrait m’éclairer.
Une heure passe. Je marque une nouvelle halte devant l’Arène des jeux traditionnels, épicentre de notre révolte lycéenne en 1987 contre le préfet de région, le commandant Kimba Kollo, qui voulait nous imposer de prendre part au « mouvement d’ensemble » prévu à l’ouverture du Championnat national de lutte traditionnelle. Tout cela paraît dérisoire maintenant que la ville est menacée par une secte islamiste. Je m’attarde également devant le petit passage menant chez mon camarade de lycée Issoufou Garba, où l’on venait tous les week-ends avec feu Abdrahamane Mansour, Adam Maina et d’autres camarades débattre du régime de Seyni Kountché, de l’uranium, de la marche du monde. Pour joindre l’utile à l’agréable, on jouait aussi à la belote en buvant toute la nuit un thé venu de Chine qu’on appelait « bouse des vaches ». A l’époque, on pouvait rentrer chez soi à 2, 3 ou 4 heures du matin sans la moindre crainte ni risque de croiser de patrouille de l’armée. Aujourd’hui, plus personne ne sort après 21 heures.
Puis j’arrive au grand marché de Diffa. Je suis surpris par l’animation et l’insouciance des vendeurs et des clients. On y pénètre sans aucune fouille des sacs, comme si la menace d’attentat-suicide était définitivement écartée. Autre surprise : le marché est très bien achalandé, avec des produits frais venus du Nigeria. Preuve que le circuit d’approvisionnement a résisté aux partisans d’Abubakar Shekau.
Un étranger à Diffa
Alors que j’approche de l’entrée principale du marché, mon cousin Issoufou Moustapha, dit Melika, m’interpelle : « Seidik, où vas-tu comme cela tout seul ? » Je réponds du tac au tac : « Je me promène sans destination précise, pour prendre la mesure des changements. » « Ici, tu ne peux plus te promener tout seul. C’est trop dangereux, ce n’est pas la Diffa que tu as connue. »
Sa bienveillance désintéressée me choque, à moins que ce ne soit le sentiment d’être à Diffa un étranger qui a besoin d’un protecteur. Je m’accommoderai de la présence de mon cousin Melika Moustapha pour la suite de ma promenade. Il en profite pour m’imposer un changement de programme : « Tu dois passer voir le grand frère Ya Iddi, il a fait un AVC et se trouve à présent paralysé. » Puis nouvel ajustement. Avec mon ange gardien, je passe au cimetière me recueillir sur les tombes de mes parents. Signe que la menace terroriste est désormais partout présente à Diffa, il faut franchir un poste de contrôle. Après cette étape empreinte d’émotion et de prières, je reprends mes pérégrinations en direction de la Maison des jeunes et de la culture (MJC). On s’arrête au marché de bétail, espérant pouvoir reconnaître une ou deux personnes de Boko Haram venues revendre les animaux volés dans les villages alentour. Mais ce jour-là, notre quête restera infructueuse. A leur place, je croise mon beau-frère, qui porte le nom de mon père, et quelques autres. « C’est Boukari ! me lance un homme à la barbe grisonnante. Tu es né ici devant nous, on ne peut pas ne pas te reconnaître ! »
Dans ce quartier nord-ouest de Diffa, tout a changé. Je ne reconnais ni l’ancien bar Komadougou, ni l’emplacement de ce qui fut un jardin public. Les promoteurs immobiliers ont fait main basse sur l’espace qui avait été dédié, sous Seyni Kountché (1974-1987), aux loisirs des jeunes. Seule la MJC semble avoir échappé à la boulimie immobilière. Aussitôt me revient le souvenir du passage à Diffa en 1986 d’Oumou Sangaré, la diva de la musique malienne.
Il est presque midi, je marche depuis plus de trois heures sous un soleil de plomb et sur les traces d’une enfance qui semble engloutie avec la ville paisible que j’ai connue et qui est, aujourd’hui, sur le pied de guerre. Je m’arrête chez le grand frère du quartier Ya Batama, un infirmier à la retraite, boire ma première bouteille d’eau de la journée. Anxieux, je demande à Mme Batama Amsaye : « Vous me reconnaissez ? » « Bien sûr que oui ! C’est Boukari. Tu es né devant moi à Tanout, je ne peux t’oublier malgré ces longues années. » Sa réponse me réjouit. Comme pour me flatter, elle ajoute qu’elle m’écoute souvent sur des radios internationales en haoussa.
Ici, c’est la guerre
Je suis rejoint par mon photographe. Nous nous engageons, lui, moi et mon cousin sur la RN 1 qui traverse la ville pour me rendre au palais du Katzelma, le chef de canton de la Komadougou. Lui a peut-être la clé du mystère de l’infiltration de la jeunesse de Diffa par Boko Haram. On croise sur le chemin des militaires couverts de poussière, de retour de patrouille, puis d’autres soldats, le doigt sur la gâchette, à bord de 4 x 4 bourrés de bidons de carburant annonçant une longue campagne. Plus loin, des ballets incessants de soldats tchadiens lourdement armés, juchés sur des Toyota. Personne ne semble s’en inquiéter.
Depuis le 8 février 2015, date de la première attaque de Boko Haram à Diffa, cette armada guerrière fait partie du décor. Il se raconte que les enfants de Diffa savent désormais distinguer le type d’armes à partir des tirs. Un comble pour cette ville dans laquelle aucun coup de feu n’a jamais retenti jusqu’en 1986 et qui n’a ouvert son commissariat de police qu’en 1981, à la faveur du premier Festival national de la jeunesse. Les rues, qui nous servaient naguère de terrain de football ou de piste d’athlétisme, sont désormais barrées de pneus ou de tonneaux remplis de sable. Certaines, autour du commissariat de police, de la brigade de gendarmerie ou de la prison civile, sont fermées à la circulation et interdites aux piétons de jour comme de nuit.
Après une demi-heure de marche, nous arrivons enfin au palais du chef de canton. Les notables m’accueillent chaleureusement, certains me connaissant depuis ma plus tendre enfance. J’ai donc le privilège d’avoir directement accès au chef, Mamadou Kourou, sans attendre d’être annoncé. En revanche, comme le veut la tradition, je dois me déchausser avant d’entrer dans la salle d’audience. Ici, je suis l’enfant du village et non le reporter parisien de passage. Je prononce en kanouri la formule d’usage « Allan Goubro », « Que Dieu assiste ta majesté ! » On poursuit la conversation en français. Le chef de canton, que je connais depuis plusieurs décennies, est un instituteur de la vieille école. Il dresse un rapide état des lieux de la menace, en estimant que le pire est derrière eux.
« Il y a encore des poches de résistance entre Gueskérou et Bosso. Des éléments de Boko Haram s’y cachent, profitant des complicités locales », concède-t-il. J’en profite pour l’interroger sur les liens entre Diffa et Maïduguri, le berceau de la secte extrémiste mais aussi le phare de toute cette sous-région, l’ancien royaume du Kanem-Bornou, qui englobe des parties du Nigeria, du Niger, du Cameroun et du Tchad. Ni Boko Haram ni la colonisation n’ont sevré Diffa de Maïduguri. Le naira est encore de nos jours la monnaie d’échange à Diffa. Au prix d’un détour par Zinder, deuxième ville du Niger, et Kano, la grande métropole du nord du Nigeria, les hommes d’affaires de Diffa continuent de se rendre à Maïduguri, la capitale de l’Etat du Borno.
Au terme de cette audience chaleureuse, je quitte le palais de Katzelmari avec une première explication sur la percée de Boko Haram au sein de la jeunesse de Diffa. Pour le chef, la secte a joué à fond sur le sentiment d’appartenance des jeunes à la « nation kanouri » regroupant les Kanouri du Cameroun, du Niger, du Niger et du Tchad. Elle a également surfé sur le sentiment d’abandon par l’Etat central éprouvé par certains jeunes Diffaéns qui ont pensé trouver dans leur ralliement à Shekau la réponse à des problèmes réels.
Boom immobilier
La fatigue et le soleil me dissuadent de poursuivre à pied vers les quartiers plus éloignés du centre-ville. Avec un guide et un chauffeur, je commence par le quartier Festival. De cet endroit excentré, où les premières maisons ont été construites en 1981, au moment du Festival national de la jeunesse et de la culture, je n’ai reconnu que deux lieux. Le reste a été entièrement rénové : des villas parfois cossues ont remplacé les maisons en terre de mes souvenirs. Le chauffeur propose de s’arrêter devant l’une d’elles. C’est là, dans cette maison majestueuse à la façade rouge, qu’un soir un commando de Boko Haram est venu assassiner de plusieurs balles l’homme d’affaires Elhadj Ba Koulou Boukar. Leur forfait accompli, les assaillants sont répartis avec une de ses filles, dont on est sans nouvelle depuis.
A cinq minutes à peine, sur le chemin de Dubaï, autre nouveau quartier, je m’arrête au marché aux poivrons où une jeune « kamikaze » s’est fait exploser en 2015. Il n’y a plus trace de l’explosion criminelle, le business de « l’or rouge » a repris le dessus. Alors qu’on s’inquiète d’une nouvelle action de Boko Haram, un vendeur de poivrons coupe court. « Cet acte-là relève du passé. Pour le reste, Dieu et nos prières vont nous protéger », assène-t-il devant des piles épaisses de nairas. Il faut dire que le poivron représente bon an mal an plus d’un milliard d’euros de chiffre d’affaires chaque année.
Ballots de poivrons, « l’or rouge » de la région de Diffa. | Ousseïni Sanda
Non loin de là, le bureau des douanes, qui était pour nous la limite sud-ouest de la ville, se retrouve au cœur du quartier Dubaï, sur la route de Bagara, en allant vers Dutchi, la toute première ville du Nigeria, à moins de 3 km de Diffa, sur l’autre rive de la Komadougou-Yobé, le cours d’eau semi-permanent qui sert de frontière naturelle entre les deux pays.
Réputé pour ses villas boisées de grand standing et son hôtel, Dubaï est également soupçonné de servir de repaire aux combattants de Boko Haram. La proximité géographique de ce quartier avec la frontière du Nigeria facilite l’infiltration nocturne des djihadistes, lesquels sont parfois des enfants de Diffa qui connaissent les sentiers mieux que les militaires.
En retraversant la RN 1 vers le nord, je découvre à nouveau l’expansion tentaculaire de ma ville. Les villages de Malimdi et d’Adjimeri que l’on apercevait très loin ont été rattrapés, et dépassés par la progression urbaine.
Même constat pour le grand château d’eau. Lorsque nous étions encore au lycée, il bordait l’extrémité nord-ouest de Diffa. Il est à présent entouré de coquettes villas. Impossible d’y aller à pied. Dans ce quartier, seul le stade, où nous venions jouer pour notre équipe régionale, le Lada Football Club (Lada FC), n’a pas véritablement changé. S’ils y revenaient aujourd’hui, les grands noms de l’équipe régionale des années 1980 que furent Robert Maïkassoua, Ali Gountou, Maï Aly ou Abdrahamane Bagna ne retrouveraient pas la pelouse sur laquelle ils ont joué. Faute d’entretien, elle a disparu, bien avant l’arrivée de Boko Haram.
Inflation humanitaire
Comme partout ailleurs dans le monde en cas de crise, la situation dans la région de Diffa a créé un afflux massif d’ONG, d’expatriés et de 4 x 4. Pas moins de 40 organisations humanitaires sont répertoriées à Diffa. Pour la petite capitale régionale de l’est du Niger, cela pose des défis d’infrastructures, de restauration, de sécurité et de loisirs.
Les prix ont grimpé en flèche, au grand dam des habitants dont les revenus n’ont pas suivi. Une villa se loue aujourd’hui à 1 000 euros (650 000 francs CFA), voire 15 000 euros si le locataire appartient aux Nations unies. Dans l’un des rares restaurants ouverts de la ville, le plat de riz avec demi-poulet est à 5 euros. Sur le marché, la poule se vend autour de 6 euros. Comme moi, les Diffaéns ont connu le loyer mensuel à 20 ou 30 euros, la poule à 1 euro, l’assiette de riz chez Harouna à 0,50 euro.
« Nul ne peut jurer que Seidik reviendra parmi nous, tant son regard est tourné ailleurs », avait prévenu, un jour de 2010, mon cousin Moussa Salèye, peu avant la fin de mon dernier séjour à Diffa. Il avait vu juste : une certaine distance s’est installée entre ma ville de jeunesse et moi après la perte de mes parents. J’avais alors préféré rester en contact à travers des échanges épistolaires ou des coups de téléphone. En février 2015, ma ville a été attaquée par les djihadistes de Boko Haram. Cet acte inimaginable n’a cessé de troubler mon sommeil. Et finalement m’a réconcilié avec Diffa et ces années 1980 merveilleuses pleines de thés-débats, de bals dansants et cours d’été dispensés par nos aînés pendant les vacances scolaires.
A Niamey, en juin 2016, marche de protestation contre les attentas-suicides de Boko Haram qui ont endeuillé Diffa et d’autres villes du bassin du lac Tchad au Niger. | BOUREIMA HAMA / AFP