Marie-Cécile Zinsou, 34 ans, gère depuis sa création, en 2005, la Fondation Zinsou au Bénin, avec un espace à Cotonou dédié à l’art contemporain, surtout africain, et un musée à Ouidah, l’ancienne « capitale » de l’esclavage. La Fondation édite aussi des livres d’art, forme des professeurs et travaille avec près de 300 écoles.

Vous travaillez depuis des années dans l’art contemporain africain. Comment jugez-vous le fait de voir autant d’expositions africaines à Paris ce printemps ?

Marie-Cécile Zinsou Je suis très fière et émue, parce que je trouve que tous ces événements et toutes ces expositions sont d’une immense qualité et reflètent bien l’Afrique. On n’est plus dans le regard condescendant, on est dans l’accueil d’un continent exceptionnel. C’est vraiment l’Afrique à l’honneur. Et cela renforce mon sentiment d’être au bon endroit au bon moment. C’est le sentiment qu’on devait avoir à la Renaissance italienne ou dans le Manhattan des années 1980. On sent que le monde va changer, et qu’on est à l’endroit où il va changer.

Cette fin du regard condescendant, vous la situez quand ?

Je ne vais pas désigner de coupable ! Désormais, on est dans une célébration des créateurs. Ils pourraient venir d’ailleurs, être Américains ou Asiatiques. On est devenu l’hôte branché après avoir été le parent pauvre. Et cela permet d’aller plus loin, comme le montre Simon Njami dans sa programmation très ambitieuse à La Villette. Cette fierté d’être africain, c’est nouveau. On la sent à La Villette, à la Fondation Vuitton, à Art Paris, à l’Institut du monde arabe et dans tous les autres lieux parisiens. Avant, on pouvait être réduit aux questions de famine en Somalie, aujourd’hui on nous accorde un champ plus large.

Un champ plus large et aussi un continent plus large, avec l’Afrique du Sud à la Fondation Vuitton ?

Je n’ai pas encore vu l’exposition, mais c’est très intéressant de montrer l’Afrique du Sud aux côtés de la collection Pigozzi. C’étaient deux mondes séparés. Dans les catalogues des enchères, ce n’étaient pas les mêmes artistes entre Bonhams à Londres et Piasa à Paris. En gros, les Anglais achetaient les artistes nigérians et les Français les artistes ivoiriens. Je trouve bien qu’on soit capable de voir l’Afrique comme une entité, pas juste comme les anciennes colonies des uns ou des autres.

Outre le regard d’ici, c’est aussi l’Afrique qui a changé…

Quand la Fondation Zinsou a ouvert, en 2005, il n’y avait presque aucune possibilité de montrer la création africaine. On en était à réparer les routes. Maintenant, il y a de plus en plus d’institutions, des privés qui se sont emparés de la question de la création, qui collectionnent et s’ouvrent aux autres. Si les gouvernements africains n’ont pas beaucoup avancé, la société civile a pris une place énorme. Ça ressemble un peu aux Etats-Unis, où il n’y a pas de ministère de la culture mais une foule de fondations privées.

Vous avez justement un bus américain pour transporter vos jeunes visiteurs…

En Afrique, les ministres de la culture mentent sur l’état du patrimoine alors que les musées oublient de faire le récolement des collections et affichent des entrées payantes pour être certains que personne n’entre et voie leur état affligeant. Nous avons voulu faire le contraire, mais notre gratuité était fausse, parce que les transports sont chers. Une maman de l’école française nous a trouvé un bus américain à 70 places, et des sponsors pour le dédouanement, l’huile et l’essence.

« Il y a de plus en plus d’institutions, des privés qui se sont emparés de la question de la création. La société civile a pris une place énorme »

En huit ans, il a transporté plus de 300 000 élèves dans nos lieux. Les gens en Afrique ont une vraie passion pour leur culture. Ils ne vont pas au musée, parce que c’est cher, loin, sale et mal entretenu. Le jour où nous avons organisé une journée gratuite au musée d’Abomey, un prof a marché 18 kilomètres avec ses élèves pour le visiter. De même, vous entendez dire : « Les gens ne lisent pas en Afrique, ma bonne dame ». Mais quand les livres coûtent 15 euros et que le salaire moyen est de 60 euros, vous faites comment ? Dès que vous mettez une bibliothèque gratuite dans un quartier, vous avez des files d’attente.

N’est-ce pas ironique de voir Romuald Hazoumé exposé à Paris et Keith Haring chez vous, à Cotonou ?

Cela ne vous choque pas de voir Ai Weiwei à Paris ? Vous ne vous dites pas qu’il devrait plutôt être exposé en Chine ? A Cotonou, c’est pareil, on a le droit de montrer des artistes du monde entier. Les enfants du Bénin sont citoyens du monde. Grâce à Internet, on suit l’actualité de Beyoncé ou de Vladimir Poutine. On est dans un monde global et c’est intéressant d’avoir Keith Haring là-dedans, avec ses masques inspirés par le continent. Il disait que les masques africains étaient une des formes les plus pures de l’art. Il fallait confronter les enfants béninois à ça, leur montrer qu’un des plus grands artistes contemporains a vu dans l’Afrique l’expression de la beauté, de la pureté.

Entre le Bénin et la France, le débat actuel porte sur la restitution des œuvres du Dahomey. Mais c’est plutôt un dialogue de sourds. Vous y voyez une issue ?

Cette question de la restitution provoque de la colère chez moi. Car tous les acteurs jouent faux. Le Bénin dit : « Rendez-nous les objets, on sait pas combien il y en a, on ne sait pas de quoi il s’agit », et Jean-Marc Ayrault répond : « Vous ne les aurez pas. » En France, cela reste compliqué de parler de la colonisation et d’admettre que les objets du général Dodds [ayant achevé la conquête du Dahomey en 1894] étaient volés. Ces objets ne peuvent pas être protégés par la loi. La loi ne peut pas être injuste. Ou alors il faut la changer. Mais cela ne se fait pas en cinq minutes et je comprends que Jean-Marc Ayrault ne dise pas au Bénin : « Vous avez raison, j’ai changé la loi, envoyez des camions et récupérez vos affaires. »

Les Français disent que, de toute façon, il n’existe pas de structure au Bénin pour récupérer ces œuvres…

C’est faux ! Notre Fondation a organisé en 2006 la seule exposition en Afrique d’objets du Quai Branly, les regalia du Dahomey. Cela s’est très bien passé, nous avons eu des centaines de milliers de visiteurs. Et c’est un autre débat. Comment le Bénin entretient-il son patrimoine ? Mal. Sauf que cela ne change pas la question de l’appartenance des œuvres. Il y a eu une guerre coloniale, les objets ont été pillés. Dès lors, que le Quai Branly affiche « Don d’Amédée Dodds » sur les cartels [notices] de certaines collections, c’est du mépris pour les Africains. Certains dons de collectionneurs sont légitimes, c’est comme cela que fonctionnent les grands musées dans le monde entier. Mais pas ceux du général Dodds ! Ils ont été pillés au terme d’une guerre injuste.

« C’est bien de hurler qu’on est meurtri par l’aliénation de son patrimoine, mais on fait quoi pour les artistes contemporains, qui sont le patrimoine de demain ? »

Après, au Bénin, il faut élargir le débat. Que fait le pays pour la création contemporaine ? Romuald Hazoumé et d’autres Béninois sont au Grand Palais, à Paris. C’est formidable, ce sont nos meilleurs ambassadeurs. Mais qu’a fait le gouvernement pour ça ? Il voit juste les œuvres partir. Est-ce que l’Etat possède une seule œuvre de Romuald Hazoumé ? Est-ce qu’il célèbre ses artistes ? Leur facilite-t-il la vie ? Au XIXe siècle, au XVIIIe, oui ! Il y avait les commandes, royales, les artistes avaient un statut, leurs œuvres faisaient partie du défilé des richesses et le roi s’en servait pour montrer sa puissance. Mais aujourd’hui ? C’est bien de hurler qu’on est meurtri par l’aliénation de son patrimoine. Mais on fait quoi pour les artistes contemporains, qui sont le patrimoine de demain ? Mes arrière-petits-enfants, quand ils se demanderont ce qu’a été le XXIe siècle culturel béninois, pas le XVIIIe siècle dahoméen, ils iront le voir où ? Il faut un grand musée national, et ça prendra un quart d’heure pour trouver une équipe capable de le gérer.

Le Sénégal a justement construit un musée national, mais semble avoir des difficultés à le remplir…

On n’aura pas besoin des collections du Quai Branly pour remplir le nôtre. Il y a les artistes contemporains, je viens d’en parler. Il y a les centaines, les milliers d’objets classiques des collections d’Etat qui pourrissent dans des réserves dont le toit, troué, laisse passer la pluie, des objets qui disparaissent ou se font manger par les termites. Il y a enfin des collectionneurs privés que personne ne connaît. Nous leur avons consacré une exposition à la Fondation, ils ont des objets sublimes et ont été unanimes pour les prêter. La culture chez nous ne s’est pas arrêtée au XVIIIe siècle. Elle n’a pas non plus été entièrement pillée par le général Dodds ! Ce qui manque, c’est une vraie volonté politique, au lieu d’un simple discours d’amour pour le patrimoine et la culture.

Article tiré du hors-série du Monde, Art, le printemps africain, 84 pages, 12 euros, en librairie et sur boutique.lemonde.fr.

Exposition « Art/Afrique, le nouvel atelier », Fondation Louis-Vuitton, du 26 avril au 28 août 2017.