Controverse autour du projet d’immersion des boues du port de Rouen
Controverse autour du projet d’immersion des boues du port de Rouen
Par Volodia Petropavlovsky
Environ 50 millions de m3 dragués dans le chenal de navigation seront immergés au large du Calvados. Certains maires, associations et professionnels de la mer craignent une atteinte à l’environnement.
A Rouen, en 2005. | ROBERT FRANCOIS / AFP
Tous les ports du monde sont confrontés au même problème : l’envasement. Les alluvions apportées par les fleuves et remontées par la marée s’accumulent au fond de l’eau et empêchent à terme la circulation des navires. Rouen n’échappe pas à cette règle et stocke, depuis 1977, ses sédiments sur le site de Kannik, à 11 km au large du Havre. Mais la zone où s’entassent les alluvions depuis quarante ans est arrivée à saturation. Trouver un nouvel endroit devenait urgent. Le 28 avril, les préfets de Seine-Maritime, du Calvados et de l’Eure ont signé un arrêté autorisant l’immersion dans le secteur du Machu, à 17 km des côtes de Deauville.
Sur cette surface sous-marine de 7,15 km² les navires dragueurs déverseront 45 millions de m3 de boue sur les dix prochaines années. Cinq millions de m3 supplémentaires seront déposés au large de Honfleur. La méthode utilisée est celle du clapage : les navires chargés de sédiments ouvrent leurs cales au-dessus du site et déversent une vase épaisse dans les fonds marins.
Le rapport d’enquête publique, réalisé en octobre et novembre 2016, sur le projet du port de Rouen avait souligné la nécessité d’agir : « Si l’accumulation de ces quantités résiduelles n’était pas draguée, cela conduirait inéluctablement au comblement progressif de l’estuaire de la Seine ». La bonne navigabilité de cette voie est essentielle pour le port de Rouen, par lequel 3 000 navires transitent chaque année et dont dépendent 18 000 emplois.
Le projet a démarré en 2008. Une fois le site sélectionné, une phase d’expérimentation, avec 2 millions de m3 d’alluvions déposés, a été menée à partir de 2012. Seule la matière récoltée entre le pont de Tancarville et l’estuaire de la Seine est immergée. Les sédiments ont fait l’objet d’analyses pour connaître leur teneur en polluants. « Ils présentent une qualité chimique inférieure au seuil réglementaire du fait de leur provenance essentiellement maritime et de leur faible temps de séjour dans le chenal », écrivait la commission d’enquête dans son rapport, après un suivi de 2012 à 2015.
Les taux d’hydrocarbures, de métaux lourds et de PCB sont inférieurs au niveau 1 de la norme Geode qui fixe des valeurs limites pour chaque polluant. Leur impact est donc jugé négligeable. Pour cette raison, l’immersion des sédiments a été jugée suffisante, à la différence du port voisin de Dunkerque, où ces derniers sont traités à terre car pollués aux métaux lourds.
Des doutes sur l’absence de risques
Même si la nécessité de stocker les sédiments ailleurs qu’au Kannik n’est pas remise en cause, le projet du Machu laisse une partie de la population sceptique, voire en colère. Dimitri Rogoff, président du Comité régional des pêches maritimes de Normandie et ancien pêcheur de soles et de coquilles Saint-Jacques, critique le choix du site, censé être « hors des zones de vie des Saint-Jacques » : « Il y a des coquilles sur tout le fond, la mer n’est pas un désert. En Manche, on trouve de la vie partout ». Une vie qui pourrait être davantage fragilisée dans un environnement déjà contaminé par les activités industrielles.
« C’est une couche supplémentaire de déchets qui est ajoutée. On a toujours des doutes sur la présence de polluants », s’inquiète M. Rogoff. Pour lui, les millions de m3 de boue ne resteront pas sur la zone : « S’il y a des polluants, ils vont se disperser un peu partout à cause des courants circulaires. La raison économique est en train de prendre le pas sur la raison écologique », déplore-t-il, un peu fataliste.
Plus incisive, l’association environnementale Robin des bois estime que les études scientifiques accompagnant le projet n’ont pas été menées à bien. « Les tonnages totaux de métaux lourds, de mercure, de PCB et d’autres micropolluants persistants intégrés aux sables et boues de dragage ne sont pas quantifiés, alors qu’il suffit de quelques millionièmes de grammes pour contaminer un tourteau, un éperlan, une sardine, un maquereau », écrit-elle dans un communiqué. Même si elle reconnaît que les sédiments extraits sont conformes à la norme Geode, l’ONG rappelle que les alluvions « sont polluées et contribuent au flux global de contaminants dans le milieu naturel. »
Sylvie Barbier, membre de l’association France nature environnement (FNE), tempère ces propos en rappelant que « les sédiments n’ont pas de toxicité propre et les polluants sont pour l’instant inférieurs aux normes. En revanche, ce que l’on ignore, ce sont les possibles effets de synergie entre les produits ». Elle souligne que « le projet du Machu est issu d’une très longue concertation avec toutes les parties. Beaucoup de scientifiques sont impliqués. S’il y a un problème, nous n’attendrons pas cinq ans pour revoir l’arrêté ».
Un modèle à trouver sur le long terme
Ces garanties ne satisfont pourtant pas Tristan Duval, maire de la commune de Cabourg. « Il faudrait retirer les boues de la mer et accompagner ce processus de mesures de recherche et de développement de la part du port de Rouen pour les valoriser. Il y a tout un modèle économique à trouver », explique-t-il. Il déplore l’absence d’une solution à long terme : « Je veux bien accepter cette solution si dans dix ans, on arrête ces immersions », poursuit-il, préoccupé par les possibles pollutions émanant de ces vases.
« On estime que le site du Machu sera fonctionnel pendant vingt ans », précise Pascal Gabet, directeur adjoint du port de Rouen. Il ajoute : « On ne peut pas tout mettre à terre. Une partie des sédiments est utilisée dans le béton ou les remblais de route. Mais cela représente 100 000 à 200 000 m3 par ans alors que nous en draguons près de cinq millions. À l’heure actuelle, il n’y a pas assez de débouchés ».
Une autre inquiétude exprimée par les opposants au projet concerne le creusement du chenal pour accueillir les navires les plus imposants. « On va remonter des boues vieilles de 60 ans qui sont très polluées car les normes n’étaient pas les mêmes dans le passé », redoute M. Rogoff.
Les travaux sont déjà en cours et devraient s’achever en 2018. Le chenal passera de 10 m à 11 m de profondeur. Patrick Berg, directeur régional de l’environnement, de l’aménagement et du logement de Normandie, se veut pourtant rassurant. « Le clapage ne concerne que les sédiments issus de l’entretien du chenal. Pour les travaux d’approfondissement, tout est stocké et traité hors de l’eau. L’ensemble des opérations est réalisé en accord avec la loi sur l’eau », détaille-t-il.
Il n’empêche, le doute et la défiance persistent. L’association Robin des bois a décidé de contester l’arrêté en déposant un recours devant les tribunaux d’ici un mois.