« Kalev », le maître espion de Kinshasa
« Kalev », le maître espion de Kinshasa
Par Joan Tilouine, Xavier Monnier (contributeur Le Monde Afrique)
Accusé de répression brutale et visé par les sanctions de l’Union européenne et des Etats-Unis, Kalev Mutond reste l’incontournable pilier du régime de Joseph Kabila.
« Je me fous des sanctions. » Impassible, Kalev Mutond veut donner l’impression qu’il snobe la communauté internationale. L’administrateur général de l’Agence nationale de renseignement (ANR) figure sur la dernière liste de sanctions de l’Union européenne rendue publique en mai. Cette fois, il n’y a pas échappé. Nul n’est plus dupe sur le rôle central du maître espion de Kinshasa dans les répressions par les forces de sécurité des manifestants, dans les emprisonnements de militants et d’opposants politiques critiques à l’égard du président Joseph Kabila qui s’accroche au pouvoir.
« Je n’ai pas une aiguille aux Etats-Unis et aucun projet de voyage en Amérique du Nord ou en Europe », dit-il de sa voix froide et maîtrisée. En décembre 2016, les Etats-Unis avaient déjà décrété des sanctions à son encontre. Les Européens ont tardé, louvoyé même à la demande des Français qui ont souhaité épargner leur interlocuteur, leur source, leur partenaire pour les affaires délicates. Puis ils ont cédé. « Je continue à discuter avec tout le monde, c’est mon travail. Même au plus fort de la crise avec le Rwanda, je continuais à appeler mes homologues à Kigali », précise le chef des services secrets congolais. Et de préciser en habile provocateur : « Je m’entends toujours bien avec les services sécuritaires français. »
« Bourreau du régime Kabila »
La ligne française en République démocratique du Congo (RDC) était encore claire en juin 2016. « Accompagner le pouvoir de Kabila jusqu’au 19 décembre [2016, date de la fin du dernier mandat du chef d’Etat] puis récupérer ses éléments les plus importants pour favoriser la transition et des élections », résumait un diplomate sur place. Quid du traitement réservé à Kalev Mutond, « le bourreau du régime Kabila », selon des militants congolais ? « Il fait partie de ceux avec qui il faudra négocier l’alternance », rétorquait le diplomate. Un statut à part pour un homme craint tant par les opposants à Joseph Kabila que par les pontes de son régime. Tous savent qu’il ne rend de comptes qu’au chef de l’Etat.
Le 12 décembre 2016, Washington a interdit toute transaction avec cet homme, ont ordonné le gel de ses comptes aux Etats-Unis pour son « rôle dans l’empêchement du processus démocratique », « la surveillance, l’arrestation et la torture d’opposants » et d’éventuelles « exportations illégales de minerais ». Est-ce la ligne française qui est parvenue à éviter à Kalev Mutond de figurer sur la liste des personnalités congolaises sanctionnées par l’Union européenne publiée le même jour ? Des diplomates occidentaux en poste à Kinshasa en sont persuadés, comme des hauts fonctionnaires congolais. « Il faudra un jour qu’ils s’expliquent là-dessus », assure un négociateur international en poste à Kinshasa.
L’assertion, devenue religion dans la capitale congolaise, a hérissé durant des mois le Quai d’Orsay. « Kalev Mutond ne bénéficie d’aucune protection de notre part », martèle, agacé, un haut fonctionnaire du ministère des affaires étrangères, conspuant les rumeurs qui entourent le personnage et brouillent la politique française en RDC. « Que Kalev arrête de laisser croire qu’il est protégé, s’agace encore un diplomate français. Un jour, il pourrait avoir à répondre de ses actes. » En attendant, à la tête de plusieurs milliers d’hommes, « Kalev » continue de terroriser « les ennemis de l’Etat ». Au sens très large du terme.
Pour lui, les jeunes militants de mouvements citoyens comme Lucha ou Filimbi, ne sont rien d’autres que des « terroristes ». Ses services les harcèlent, les traquent, les emprisonnent. Kalev Mutond se dit convaincu qu’ils sont soutenus financièrement par des puissances étrangères, comme les Etats-Unis, pour créer les conditions qui permettraient à une foule citoyenne de renverser le régime. Il assure avoir des preuves qu’il accumule pour ensuite les utiliser comme des atouts dans les négociations diplomatiques. Il compte bien tenir tête à ces Britanniques et à ces Américains qui ont soutenu le président rwandais, Paul Kagamé, couvert ses crimes et espionné les télécommunications de tout l’appareil d’Etat congolais, y compris Joseph Kabila. Et ce durant les complexes négociations, qu’il aime tant raconter, pour la reddition des troupes rebelles à l’est de la RDC en 2009 ou en 2013.
De Goma à Matadi, tout le monde craint, méprise ou respecte Kalev Mutond et ses redoutables agents qui quadrillent le plus grand pays d’Afrique francophone. « L’ANR est la seule agence d’Etat qui fonctionne en RDC », dit une blague populaire. Pourtant, des diplomates occidentaux ne prédisaient pas un grand avenir à son patron. « Ce n’est pas la peine de perdre du temps avec lui, car il n’est pas aimé de Kabila et il sera éliminé disaient les Européens il y a une dizaine d’années, rapporte un fin connaisseur de l’Afrique centrale pour moquer les erreurs d’analyses des diplomates occidentaux. Je l’ai vu à l’œuvre dans des négociations régionales sensibles. Il est au côté de Kabila depuis au moins 1998 et désormais il est sans doute l’un des plus forts du premier cercle du président. »
Des coffres forts devenus des cellules
Kalev Mutond reçoit dans sa forteresse aux murs rosés érigée en plein centre de Kinshasa. Un bâtiment austère qui fut l’ancien siège de la Banque centrale. Certains des coffres forts sont devenus des cellules. Son vaste bureau est un petit condensé du système Kabila dont il est l’un des piliers. On distingue sur une étagère deux portraits de lui avec le richissime homme d’affaires israélien controversé, Dan Gertler, suspecté de piller les ressources de la RDC et de partager les dividendes avec le clan présidentiel. Derrière ces cadres, on aperçoit des dossiers brûlants : « Kasaï », « Katumbi »…
« Moïse Katumbi est un ami. La dernière fois qu’il est venu à Kinshasa, je lui avais conseillé de rester loyal au président. Mais les amis n’écoutent pas toujours les conseils », sourit l’espiègle fonctionnaire. Passé à l’opposition, l’ancien gouverneur du Katanga, autrefois intime de Joseph Kabila et de Dan Gertler, est désormais traqué par la justice congolaise, probablement influencée par « Kalev ». Après avoir fui le pays, Moïse Katumbi, qui s’était déclaré candidat à la présidentielle, a d’abord été condamné à trois ans de prison en juin 2016, dans une affaire de spoliation immobilière après avoir été accusé d’« atteinte à la sûreté intérieure et extérieure de l’Etat » en ayant recours à des prétendus mercenaires américains.
Joseph Kabila à Kinshasa le 5 avril 2017. | JUNIOR D. KANNAH/AFP
Comme pour appuyer son propos, « Kalev » montre un rapport d’enquête avec, en page de garde, la photo de l’Américain Darryl Lewis, un ancien soldat des forces spéciales qui fut le conseiller en sécurité de Moïse Katumbi, « un tireur d’élite », insiste Kalev Mutond, entré en RDC avec un visa de travailleur agricole. « Nous l’avons arrêté et nous l’avons bien traité, il nous a presque remerciés », jure l’homme, qui dit avoir mené lui-même les interrogatoires en présence de diplomates américains. Une version contredite par Darryl Lewis qui a porté plainte contre Kalev Mutond aux Etats-Unis. Les évêques de la Conférence épiscopale nationale du Congo (Cenco) ont qualifié ce traitement judiciaire de « mascarade », évoquant un « règlement de comptes politique ».
La politique, Kalev Mutond la suit et l’influence. On l’a aperçu au siège de la Cenco interférer discrètement dans le fastidieux dialogue politique organisé sous l’égide de l’Eglise catholique congolaise. « Je les avais prévenus qu’il ne fallait pas s’énerver. Mais les politiques, quand ils parlent de leurs pieds, leurs problèmes sont aux cheveux, se moque-t-il sans cacher son mépris. Ils n’ont pas pris deux minutes pour la Constitution, pas cinq minutes pour le calendrier électoral, ce qu’ils veulent, c’est des postes. »
Un an plus tôt, il était en mission en Europe pour convaincre l’opposition d’accepter de dialoguer avec la majorité présidentielle. Alors fragilisé par la maladie, il a refusé le traitement présidentiel médical en Belgique pour se faire opérer à Kinshasa. Puis il a repris les négociations secrètes avec l’opposition.
« Sécuriser les institutions »
Le Katangais de Kolwezi, volontiers hâbleur aime à se draper dans l’uniforme du grand commis de l’Etat. Il s’amuse de la sombre réputation de l’ANR, que l’opposition comme la communauté internationale accusent de s’être mué en police politique. « Toutes ces critiques venues de l’extérieur, cela me motive pour continuer à défendre mon pays. L’ANR est un obstacle à ceux qui veulent abattre la RDC et je vais travailler avec autant plus d’ardeur à sécuriser les institutions. »
Depuis, la guerre en cours au Kasaï s’est révélée au monde : plus de 3 000 personnes y ont été tuées, selon l’Eglise catholique congolaise, et 2 millions déplacées, selon les Nations unies. Ce conflit politico-ethnique s’est embrasé et, là encore, Kalev Mutond est soupçonné d’en tirer les ficelles meurtrières. Le régime de Joseph Kabila a tout fait pour entraver les enquêtes indépendantes censées démêler l’écheveau des exactions commises par les milices Kamwina Nsapu... et par les forces armées du pays. Avec succès.
Lors de la 35e session du Conseil des droits de l’homme de l’ONU qui s’est tenue à Genève, Kinshasa, soutenu par le groupe des pays africains, a fait plier les Occidentaux. Il n’y aura pas d’enquête indépendante. Les autorités congolaises ont obtenu de garder la main sur une enquête conjointe avec l’ONU. Joseph Kabila, son homme lige et les autres caciques du régime restent maîtres de la situation. Kalev Mutond coopérera-t-il pleinement avec l’ONU pour faire la lumière sur les crimes perpétrés au Kasaï par les soldats et les miliciens ?
Il sourit. un rire brutal, carnassier et en même temps distingué toujours sous contrôle. Kalev Mutond est de cette race d’homme qui a appris à ne rien laisser transparaître. Pas d’émotions. Pas de regrets. En soldat loyal de Kabila. Pour lui, les violences qui ravagent le centre du pays mais aussi l’est ne sont le fait que d’une ingérence de puissances étrangères qui veulent déstabiliser le pays. « Regardez, les Bantous et les Pygmées ne s’étaient jamais affrontés. Mais des ONG anglo-saxonnes attisent les braises du conflit en montant la tête des Pygmées, leur disant qu’ils sont mal traités et cela dégénère. »
Etonnant criminel de guerre présumé que ce Kalev Mutond. Accusé par l’Union européenne d’avoir « planifié ou dirigé des actes qui constituent de graves violations des droits humains en RDC », le fonctionnaire demeure droit dans ses bottes, et prêt à tout pour se maintenir au pouvoir, à la tête d’une sorte d’Etat parallèle au service du régime de Kabila. « Ma mission est de protéger les institutions de la République, dont fait partie le chef de l’Etat. » Maître espion et maître du jeu.