Au pays de Luther, une « truie des juifs » fait polémique
Au pays de Luther, une « truie des juifs » fait polémique
Par Thomas Wieder (Berlin, correspondant)
A Wittenberg, ville d’Allemagne où est née la Réforme il y a 500 ans, un bas-relief sur la façade d’une église divise la communauté protestante et le monde politique.
LETTRE DE BERLIN
« Ici à Wittenberg, on peut voir, sur notre église, une truie sculptée dans la pierre. Dessous, se trouvent des porcelets et des juifs qui la tètent. Derrière, se tient un rabbin qui soulève la patte droite de la truie, tire sa queue avec sa main gauche, se penche et contemple avec zèle le Talmud sous la croupe de l’animal, comme s’il y lisait quelque chose d’extraordinaire. Ce qui signale certainement l’endroit où se trouve leur Shem Hamphoras [le nom de Dieu]. »
Ces lignes ne sont pas extraites d’un guide touristique. Elles ont été écrites par Martin Luther en 1543. Et si elles ont été récemment tirées de l’oubli, c’est parce qu’elles décrivent un bas-relief dont la présence, sur la façade arrière de l’église Sainte-Marie de la ville de Wittenberg (Saxe-Anhalt), berceau de la Réforme protestante, a suscité, ces derniers mois, une âpre controverse en Allemagne.
L’affaire commence à l’été 2016. De retour d’un voyage à Wittenberg, Richard Harvey, un théologien installé à Londres et qui se présente sur son site Internet comme un « juif messianique », décide de demander au pasteur de l’église Sainte-Marie le « retrait » du bas-relief. Il lance pour cela une pétition en ligne.
On peut y lire ceci : « La ville de Wittenberg contient une Judensau [truie des juifs] qui date de 1305. Elle se trouve sur la façade de l’église où Martin Luther a prêché. (...) En 2017, nous célébrons le 500e anniversaire du lancement de la Réforme protestante par Luther. Il est grand temps d’enlever cette statue et de la remplacer par autre chose qui honore davantage le Dieu d’Israël, témoigne plus de respect envers le peuple juif et rende la dignité due à un lieu de culte chrétien, au lieu de conserver une sculpture déplacée, obscène et antisémite qui insulte, offense, diffame, blasphème et contamine. »
Pétition, contre-pétition
La pétition recueillera un peu plus de 7 500 signatures. Au printemps, une association a été créée. Pour se faire entendre, ses membres se sont retrouvés six mercredis de suite, en mai et juin, au pied de l’église Sainte-Marie. Sur leurs banderoles, des messages comme « Après Auschwitz, conserver la truie juive ? », « Le monde a le regard tourné vers Wittenberg, et il voit la “truie des juifs” », ou encore « La dignité des personnes juives est inviolable ».
A la tête du mouvement, qui réclame que le bas-relief soit « exposé dans un musée-mémorial de l’Holocauste », la communauté évangélique des sœurs de Marie de Darmstadt et un pasteur protestant de Leipzig, Thomas Piehler, connus pour avoir déjà dénoncé les collusions entre l’Eglise protestante et le régime nazi ainsi que pour leur engagement en faveur du dialogue judéo-chrétien. Pour ce dernier, c’est une évidence : « La “truie des juifs” doit être retirée : après tout, il n’y a plus de croix gammées sur les bâtiments nazis. »
Destinataire de la pétition, le pasteur Johannes Block est, lui, d’un tout autre avis. Déplacer le bas-relief, estime-t-il, reviendrait à « oublier le passé », alors que sa présence permet précisément de rappeler « à quel point le christianisme a, pendant des siècles, méprisé le judaïsme ». Afin de dissiper tout soupçon, il propose d’adjoindre une inscription sous le bas-relief pour en expliquer le sens et de le situer dans le contexte de l’époque, voire d’installer un nouveau bas-relief à côté de l’ancien, sur lequel pourraient par exemple figurer un pasteur et un rabbin dans les bras l’un de l’autre, afin de montrer l’état actuel des relations entre la chrétienté et le judaïsme.
Après des mois d’une polémique assez largement relayée par les médias allemands, le conseil municipal de Wittenberg a fini par se saisir de l’affaire. Cette décision s’explique notamment par le rôle joué par le parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD). Fin mai, le responsable local de l’AfD, Dirk Hoffmann, a en effet lancé à son tour une contre-pétition demandant le maintien du bas-relief controversé.
« Culte de la repentance »
Affirmant que celui-ci « décrit une part de l’histoire allemande », il y explique que l’association qui exige son retrait se trompe de cible et ferait mieux de combattre ce qu’il appelle « le nouvel antisémitisme ». Aujourd’hui, « ce sont les gens d’origine arabo-musulmane qui ont, à l’évidence, un problème avec les juifs, explique-t-il. Or, pour cette association, cela ne semble pas compter, le culte de la repentance devant encore et toujours viser les Allemands. »
Soucieux de ne pas laisser l’AfD instrumentaliser le débat de cette façon, le conseil municipal de Wittenberg a donc décidé de prendre position. Ce qu’il a fait le 5 juillet, en se prononçant lui aussi pour le maintien du bas-relief, mais avec un argumentaire très différent de celui du parti d’extrême droite.
Approuvée par l’ensemble des élus de droite et de gauche, la motion votée par le conseil municipal rappelle que Wittenberg n’a pas attendu la polémique de ces derniers mois pour prendre clairement position contre l’antisémitisme. En témoigne la plaque de bronze qui a été placée dans le sol au pied du bas-relief, en 1988, en mémoire des « six millions de juifs » morts pendant la seconde guerre mondiale. Une plaque à côté de laquelle a été planté, la même année, un cèdre d’Israël.
Cela suffira-t-il à mettre fin à la polémique ? Pas sûr. S’ils ont décidé de suspendre, durant l’été, leurs manifestations du mercredi après-midi, les partisans du retrait du bas-relief n’entendent pas baisser les armes pour autant. Ils y ont objectivement tout intérêt. C’est en effet cet automne que l’intérêt médiatique pour Wittenberg sera le plus intense. Et en particulier autour du 31 octobre, jour du 500e anniversaire des 95 thèses contre les indulgences placardées par Luther sur la porte de l’église du château de Wittenberg, geste considéré comme l’acte de naissance de la Réforme protestante.