Jeu vidéo : « Splatoon 2 », ou la revanche des enfants de 3 ans
Jeu vidéo : « Splatoon 2 », ou la revanche des enfants de 3 ans
Par William Audureau
La dernière production de Nintendo s’inscrit dans la continuité de « Super Mario Sunshine » : le plaisir régressif d’asperger et de patauger dans ses taches.
Splatoon 2. | Nintendo
Et maintenant, la seconde couche. Splatoon 2, sorti vendredi 21 juillet sur Nintendo Switch, met en scène des guerres de territoires entre équipes de calamars anthropomorphes équipés de pistolet à peinture. Dans ces matchs par équipes pas bien éloignés du paintball, le vainqueur sera l’équipe ayant peint le plus de surface.
Le concept, qui a déjà séduit 4,8 millions de joueurs sur Wii U pour le premier épisode, met en valeur la capacité du jeu vidéo à réveiller des petites satisfactions lointaines, oubliées et interdites, comme barbouiller le monde à sa guise et en retirer une satisfaction de bambin triomphant.
Prendre part à une partie de Splatoon 2, c’est en effet retrouver le plaisir régressif des batailles de pistolet à eau, les jeux avec le tuyau d’arrosage de mamie et papi, et le ravissement de faire pipi sur le sable – du moins quand vous aviez moins de 5 ans et encore le droit de le faire.
Renversement de l’ordre moral
Splatoon 2 Launch Trailer - Nintendo Switch
Ce plaisir de se répandre, il était déjà présent dans l’inoubliable Super Mario Sunshine sur Game Cube, quand Mario, plombier estival armé d’un jetpack arroseur, se chargeait à son tour d’asperger le monde. Le scénario, toutefois, contenait encore la jubilation du jet d’eau dans un cadre moralisateur castrateur : il s’agissait avant tout de nettoyer les taches noirâtres d’un mystérieux ennemi salissant. Plaisir ambigu du pschitt-pschitt sur les vitres : asperger mais pour nettoyer. Alignement chaotique-loyal.
Dans Splatoon 2, comme du reste dans le premier, il n’est pas question d’ordre moral. Régressif parce que transgressif, le jeu de Nintendo renvoie aux premiers interdits formels, corporels, ceux qui consistent à maîtriser ses propres fluides – du pipi qui est sorti tout seul, promis, au coloriage au feutre qui est apparu sur la table mais c’est pas moi, juré. Ne pas couler, ne pas fuir, ne pas salir. Etre propre. Injonction parentale permanente.
Le génie de Nintendo est de transformer les sphincters en gâchettes, dans un acte de libération joyeuse. S’écouler, asperger, salir le monde de ses couleurs – fantasme narcissique de la négation absolue de la couche-culotte et des nappes antifeutres.
Le jeu qui lave plus sale que sale
Sans doute est-ce dans ce contexte qu’il faut savourer l’une des originalités du jeu, la possibilité de se muer en calamar pour se fondre dans ses propres taches de couleur et s’y déplacer à vive allure, à même le sol. Fantasme du devenir-flaque ? On a déjà vu plusieurs héros de jeux vidéo littéralement se liquéfier, par exemple dans Illusion of Time ou dans Killer Instinct, chaque fois pour s’infiltrer dans une zone inaccessible, ou surprendre son adversaire – Splatoon 2 ne déroge pas à la règle.
Mais il y a quelque chose de plus savoureux encore, dans le plaisir de naviguer dans sa propre flaque. C’est la jouissance quasi tactile d’éprouver l’étendue de son territoire. Il faut se représenter le regard écarquillé du bambin s’étant oublié, qui semble dire, ivre d’importance : « regardez jusqu’où je coule ».
Pour le joueur, cette tache géante que devient le monde à mesure qu’il le bariole, c’est son territoire, sa victoire, son règne. Il y a quelque chose de profondément narcissique dans ce sentiment de soumettre visuellement tout son entourage à son caprice, son humeur, sa couleur de peinture. Il faut imaginer le rictus émerveillé et satisfait du bambin les mains badigeonnées d’encre acrylique, laissant son empreinte sur de grandes feuilles de papier vierge, sur des murs, sur des meubles, savourant l’expansion tentaculaire de sa petite personne.
Ode aux peintures de maternelle
Splatoon fait penser à cette phrase de Shigeru Miyamoto, ponte créatif de Nintendo, prononcée au détour d’une interview avec le quotidien japonais Asahi Shimbun, en 2009 : « Dans le monde du dessin auquel j’appartiens, les très jeunes enfants dessinent tout à fait librement, en s’amusant, explique-t-il. Mais quand on arrive à l’école primaire, ces dessins commencent à être notés et on distingue les bons des mauvais. Une fois que l’on a compris que l’on fait partie des mauvais, malheureusement, on abandonne. Même si l’on n’est pas doué, il vaudrait mieux insister, mais la confiance est partie. »
Splatoon 2 est ainsi un jeu de dessins de maternelle, un jeu qui refusera systématiquement de juger le joueur, ou l’encouragera systématiquement. S’il faut le rapprocher d’un autre titre, c’est de Wii Music, qui encourageait le joueur à improviser des musicaux en s’agitant au lieu de les forcer à suivre une partition. Ne vous embarrassez pas d’être doué en dessin ; amusez-vous juste à tout dégueulasser dans la jubilation la plus exquise, semble dire le jeu, et jouissez des traces que vous laissez sur ce monde.
Rejet de l’empire du goût
Est-ce un hasard si l’esthétique du jeu opte de manière systématique pour les couleurs les plus criardes ? « Bon goût : abandonne ici toute prétention », semble annoncer d’entrée la jaquette peinturlurée de rose, de jaune et de vert fluo, autant de couleurs que l’on retrouvera partout dans le jeu.
A mesure que les parties avancent, les mondes se transforment inexorablement en gigantesque chaos chromatique et crime de lèse-beauté. Anarchiques et tape-à-l’œil, les peintures du jeu donnent l’effet d’une autoproclamation, celle du rejet de toute autorité esthétique. Tacher, jubiler, se réjouir, toujours.
Yolo. | Nintendo
Pourtant, le titre de Nintendo n’a pas grand-chose de l’expression artistique : il prend la forme d’un jeu compétitif. Et le jeu encourage l’expansion liquide sauvage : c’est à qui tachera le plus que reviendra la victoire. Quelque part entre l’injonction fondatrice à se retenir et les premiers concours préadolescents de longueur, l’e-sport version Splatoon n’a qu’un ancêtre : la cour de récréation, encore et toujours.
La ruse de Splatoon 2, c’est aussi de bâtir un règne à la hauteur de ses joueurs. Le hall même du jeu est constitué d’une ville dominée par ces céphalopodes colorieurs. Plus fort encore, elle a sa culture, centrée sur une ironique course à la « classe », et remplie de compliments mutuels sur les tenues toutes plus ubuesques les unes que les autres des participants. Splatoon 2, métaphore d’un monde dans lequel vous arriveriez sapé en Desigual dans la boîte de nuit la plus élégante de Paris, et où l’on vous déroulerait le tapis rouge.
C’est sans doute à la fois la force et la limite de cette expérience. Comment parvenir à séduire un joueur adulte en ébranlant chacun des piliers de la vie en société qu’il a mis des années à maîtriser – la propreté, la bienséance, l’interdiction de porter du fluo à part de nuit à vélo ?
C’est bien le paradoxe insoupçonné de Splatoon 2 : jusqu’au-boutiste, le titre de Nintendo se montre au final plus transgressif encore que n’importe quel épisode de la sulfureuse et permissive série GTA, car ce qu’il propose d’envoyer balader, ce sont des règles établies bien plus anciennes, les plus structurantes dans une existence individuelle. GTA fait voler en l’air le code de la route et les dix commandements, c’est vrai, mais qui fait leur connaissance avant ses cinq ans ? Alors que revenir sur l’interdiction de jeter aux murs de la purée de carotte depuis sa chaise de bébé, et faire de l’état du bavoir le canevas esthétique d’une nouvelle expérience, aucun jeu n’avait jamais été assez fou pour oser.